Michel Onfray est de nouveau l'invité de Philosophie Magazine (N°50, juin 2011).
Dans le dossier Je suis ce que je mange, vous trouverez l’entretien de Marc Legros avec le philosophe hédoniste : "Confessions d’un gastrosophe" - encore une excellente occasion de promouvoir le goût.
Nous vous en présentons quelques morceaux appétissants que nous avons choisis pour vous :
« Martin Legros : "La question diététique est à l'épicentre du problème existentiel", écrivez-vous dans La Raison gourmande. En quoi l'homme se définit-il par ce qu'il mange ?
Michel Onfray : Manger, c'est nourrir une mécanique avec laquelle on pense. On peut la charger ou l'alléger, on peut punir sa chair en l'engraissant, en l'alcoolisant, en l'intoxicant avec des substances dangereuses pour la santé (voyez Sartre qui revendique sciemment la destruction de son corps comme condition de possibilité de ses performances intellectuelles d’écriture…) ou la célébrer en faisiant de l'acte naturel et obligatoire qu'est la nutrition un geste esthétique et culturel qui donnera du plaisir - à soi, bien sûr, mais aussi aux convives, à ceux avec lesquels on vit. Pour certains, manger relève de la corvée, pour d’autres, c’est l’occasion d’inventer des microsociétés hédonistes à répétition, c’est l’art de produire des républiques festives (voyez Fourier qui fait de la table la métaphore politique par excellence). [...]
M.L. : L'alimentation n'est-elle pas le seul domaine où vous, l'athée militant, concédez que les religions ont inventé des choses positives : le café des musulmans, le thé des boudhistes, le chocolat des Aztèques, la bière des moines trappistes ?
M.O. : Ce sont moins les religions en tant que telles que des inventions de religieux qui menaient une vie de méditation, certes, mais aussi une vie concrète inscrite dans le détail concret du monde : il fallait subvenir aux besoins de la communauté, s'occuper d'un potager pour obtenir fruits et légumes, entretenir un jardin des simples pour prévenir la maladie ou les guérir, et assurer ainsi l'autonomie de la communauté. [...]
M.L. : Aujourd’hui, un intérêt nouveau se porte sur la cuisine : scientifique, avec la cuisine moléculaire; historique, avec le renouveau de l’histoire de la cuisine; médiatique, avec les émissions de télévision qui font du chef une star. En philosophie, la cuisine n’est-elle pas également réévaluée?
M.O. : Pour la majorité des philosophes du passé, la cuisine est un art mineur attaché aux besoins alimentaires qui ne propose que des œuvres éphémères à un sens, le goût, qui est trop subjectif. Cet état des lieux vaut aujourd’hui encore… Donnez-moi les noms de philosophes qui, au XX e siècle, ont travaillé sur la question alimentaire, gastronomique ou gastrosophique… Vous n’en trouverez aucun. Vous trouverez plus de philosophes soucieux de textes et de concepts que de corps qui goûtent un plat ou un vin. [...]
M.L. : Selon vous, manger est un acte par lequel l'homme passe de l'ordre de la nature (le cri des besoins et des instincts, les aliments crus, la dévoration) à l'ordre de la culture (la cuisson, le partage, le verbe). Cette culture n'est-elle pas menacée aujourd'hui par le fast food ?
M.O. : Pas seulement. Elle l'est par le libéralisme et sa religion du profit qui a soumis la production de l'alimentation à l'industrie. La rentabilité mène le bal, et les produits destinés à la nourriture sont des bombes toxiques gorgées de produits chimiques, dépourvues de saveur, destinées à flatter l'oeil (le beau calibre, la rondeur et la couleur au détriment du goût, de la saveur). La plupart ignorent le vrai goût des aliments parce qu’ils avalent de pesticides, des herbicides, de la dioxine, de l’huile de vidange mélangée à des carcasses d’animaux morts ingérés par des animaux vivants mangés par les humains… Le fast food est une infirme partie du scandale du devenir industriel de la production des denrées alimentaires.
M.L. : "Derrière chaque gourmand, écrivez-vous, il y a un enfant qui cherche à combler une angoisse primitive." Et vous ajoutez : "La mort rôde dans tous les banquets, elle est à l’œuvre dès qu’on ingère, dès qu’on digère…" L’alimentation n’est donc pas seulement une réconciliation avec les plaisirs, mais aussi une manière de surmonter le tragique de l’existence?
M.O. : Naturellement, la faim est exigence du corps qui doit refaire ses forces pour ne pas dépérir, donc mourir. Plusieurs fois dans la journée, le corps demande son dû, à défaut, il manifeste une souffrance. Épicure a bien montré que la faim et la soif sont des douleurs qu’on apaise avec le pain et l’eau. La disparition de cette souffrance nomme le plaisir chez le philosophe - l’ataraxie. Nous l’avons oublié, mais le corps qui « crie famine » est un corps qui dit son angoisse devant ce qui menace son être et sa durée. Du sein de la mère au dernier repas pris par nos lecteurs en passant par les tables de l’enfance, s’écrit une histoire personnelle de la subjectivité. Dès qu’on passe à table, le cerveau proustien de l’enfant fait la loi - qu’on le sache ou non…
M.L. : Vous faites un éloge de la Nouvelle Cuisine, parce qu’elle a voulu, contre la cuisine bourgeoise, mobiliser tous les sens. C’est pourtant une cuisine ascétique et élitiste…
M.O. : La Nouvelle Cuisine a été un moment dans l’histoire de la cuisine. Un moment dépassé à mettre en relation avec les moments dialectiquement nécessaires dans l’histoire : Nouveau Roman, Nouveaux Réalistes, Nouvelle Cuisine, Nouveaux Philosophes, autant de « nouveaux » devenus vieux, mais qui ont laissé des traces. Pour le sujet qui nous intéresse, la cuisine, on ne cuit plus du tout les légumes comme on le faisait avant la Nouvelle Cuisine. Fini les légumes verts ultra bouillis devenus bruns et immangeables, fini les poissons à la chair massacrée par un long court-bouillon. Ce fut une avant-garde, élitiste bien sûr, mais qui a produit ses effets dans la cuisine de tous les jours. [...]
M.L. : Le principe même de manger de la viande est aujourd'hui remis en question par toute une série d'intellectuels (de Peter Singer à Jonathan Safran Foer) au nom de la souffrance animale que génère la consommation de viande. Comment se situe la diététique hédoniste que vous défendez sur cette question ?
M.O. : C'est l'une de mes contradictions : sur le papier, j'adhère totalement au discours qui conclut à la nécessité du végétarisme. Dans la vie, je ne peux me passer dans ma cuisine des poissons, des crustacés, de la viande... Je ne cuisine jamais de viande pour moi, je n’en mange jamais quand je suis seul, mais je la prépare pour mes amis et j’en mange avec eux. En revanche, je suis un passionné de poissons et de fruits de mer. Mais j’ai une fois ouvert mes homards vivants avant de les griller à la cheminée, je ne recommencerai plus… [...] »
Ewa - Constance