Michel Onfray parle de « son cher bocage normand ».
« La province est le lieu de la liberté »
Propos recueillis par Stéphane Renaud et publiés le 03.10.2011 sur le site
En tant qu'intellectuel renommé, vous auriez pu rejoindre le microcosme parisien. Vous avez, au contraire, préféré rester vivre en Normandie, votre fief familial. Pourquoi ce choix?
De fait, vivre à Paris pour y rencontrer les gens utiles et nécessaires à ma carrière m'a été clairement proposé dès mon premier contrat d'édition. J'ai refusé car je suis un homme de racines et je me voyais mal changer de métier, d'amis, de compagne, de relations pour envisager mes rapports avec autrui sur le principe de l'intérêt. Je ne pouvais pas faire autrement, en fait. Je suis né ici, ma famille y réside depuis dix siècles: on trouve même des Onfray aux côtés de Guillaume le Conquérant! Quand on me qualifie de "fils de pays", j'apprécie. Certains croient me mépriser en évoquant le "philosophe normand ou provincial". Mais ils s'insultent eux-mêmes en disant cela! Je ne voulais pas faire carrière, mais publier des livres qui constituent une oeuvre - le mot paraît un peu osé. J'entends par là, écrire des ouvrages qui obéissent à une exigence viscérale, existentielle, loin de tout opportunisme éditorial. La province est le lieu de la liberté, de la tranquillité, avec la possibilité d'écrire ce qu'on veut, loin des sollicitations d'une ville qui rassemble tous les Rastignac d'une époque... Aujourd'hui, j'ai écrit une soixantaine de livres, traduits en 27 langues. C'est la démonstration qu'il est possible d'exister sans être parisien.
Quels sont, d'après votre expérience, les avantages et les inconvénients de mener à bien un projet de vie et professionnel en région?
Les avantages: la solitude, la fréquentation de gens qui ne sont pas des malades de l'ambition ou de la reconnaissance médiatique, la certitude de conserver les pieds sur terre en voyant un réel authentique et non ces paillettes fictives qui font d'un spectacle triste l'horizon indépassable du monde. Les inconvénients: depuis la Révolution française et le triomphe du jacobinisme, tout passe par Paris. Il faut perdre un temps fou dans les trains pour rejoindre la capitale avant de repartir éventuellement dans une autre province. L'absence de réseaux de communication dignes de ce nom dans ma province est pénible (autoroutes coûteuses aux tracés ubuesques, trains systématiquement en retard avec des horaires extravagants, aéroport étique et ruineux pour l'usager...).
Avez-vous un appartement à Paris?
Non, mais un quart de siècle dans les hôtels parisiens avec douches des voisins à trois heures du matin et aspirateur hurlant dans les couloirs avant huit heures me fait songer, parfois, à acheter une chambre de bonne qui, de toute façon, ne serait qu'un pied à terre utile, pas un lieu d'habitation...
Comment sont nées l'Université populaire de Caen et l'Université du goût à Argentan?
J'ai eu le désir de transmettre, d'enseigner bénévolement la philosophie à des gens dont ce n'est pas la spécialité. Créer cette université populaire a été une manière de m'inscrire dans la logique des Lumières. Plus d'un millier de personnes assistent à chacune de mes conférences au théâtre d'Hérouville-Saint-Clair. A Argentan, il s'est agi de créer une communauté hédoniste, de cristalliser le désir d'être ensemble autour de la table, de la cuisine, des idées... Je souhaitais dans les deux cas montrer que la culture existe en dehors de Paris, qu'en province on peut faire des choses de qualité qui fonctionnent bien. Le tissu culturel français ne se réduit pas aux manifestations parisiennes abondamment relayées par les médias nationaux... Car Paris a sa "province de service", avec ses festivals et ses manifestations culturelles (Angoulême pour la BD, Aix-en-Provence pour l'opéra, Avignon pour le théâtre, Cannes pour le cinéma). Mais il existe partout une véritable vitalité provinciale avec une culture vécue au quotidien par des acteurs de qualité, et souvent dans la discrétion. Je crois que la vie cultu-relle française est importante en province, grâce à des bénévoles, des militants de la culture, qui la servent plus qu'ils ne s'en servent, loin de toute visibilité médiatique.
Quel regard portez-vous sur la vie culturelle en Normandie?
D'abord, il faudrait que les deux Normandie n'en fassent plus qu'une et qu'elles fédèrent leurs talents, mais il y a déjà un nombre considérable d'activités de part et d'autre de la Seine... La magnifique exposition "Normandie impressionniste", un travail remarquable, a montré combien la région pouvait fédérer autour de grands projets culturels à vocation internationale. Je déplore toutefois que la Basse-Normandie y ait été très sous-représentée, bien que partie prenante dans le financement.
Défendriez-vous l'idée d'une certaine qualité de vie en province, en opposition aux vicissitudes de la vie parisienne?
A l'évidence. Dès ma descente du train à la gare Montparnasse (précision: Montparnasse-Vaugirard III, une punition tant cette friche ferroviaire ne mérite pas le nom de gare - pas de café, pas de restauration, un kiosque homéopathique, de quoi asseoir dix personnes en plein courant d'air...), le rythme n'est plus le même: on court, on se précipite, on râle, on peste contre le voisin, on balance sa valise à roulettes dans les jambes du quidam qui ne va pas assez vite, on bouscule, on joue des épaules... Le temps provincial n'a rien à voir avec le temps parisien.
Pour autant, la vie en région est-elle aussi idyllique qu'on voudrait bien le croire? En termes d'accès à l'éducation et d'offre culturelle, par exemple, vos initiatives ne font-elles pas la preuve qu'il existe un manque à combler - mais aussi que la demande existe?
La capitale mène la vie dure aux provinces! Le budget de la culture de l'Etat va en quasi-totalité à de grosses machines parisiennes ou régionales élitistes. La Direction régionale des affaires culturelles (Drac) de Basse-Normandie, qui représente la politique de l'Etat en province, m'a ri au nez quand j'ai sollicité son aide pour lancer l'université populaire. Ils m'ont convoqué deux fois pour me dire que ce projet ne présentait aucun intérêt et que je ne savais pas présenter une demande de subvention dans les règles - on ne m'a pas proposé non plus de m'aider... Depuis, ils nous ignorent superbement. Mais le Conseil régional nous soutient sans faillir depuis le début. L'Office départemental d'action culturelle (Odac) de l'Orne a toujours été invité aux vernissages des expositions que j'organise bénévolement, l'été, à la médiathèque d'Argentan. Personne n'a jamais été envoyé à ces manifestations qui ont accueilli Vélikovic, Ernest Pignon-Ernest, Aillaud, Fromanger, Willy Ronis, Bettina Rheims, Titouan Lamazou, Adami, Garouste et Combas l'été prochain... Les fonctionnaires de la culture sont la grande plaie de la culture.
Choisir de vivre en province implique de pouvoir y travailler. Sauf à prendre le train pour effectuer des allers-retours à Paris - configuration de plus en plus fréquente. Pensez-vous que le TGV, Internet, le télétravail ont contribué à désenclaver certaines régions, moins attractives que des bassins d'emploi plus importants?
De fait, tout ce qui permet de travailler en région en réseau est une bonne chose. Mais le vrai problème reste tout de même que la capitale demeure le centre névralgique de ces réseaux. La centralisation jacobine est un modèle qui fonctionne aussi dans les régions et les départements. Une révolution girondine mériterait d'être à l'ordre du jour!
La dichotomie Paris/province vous semble-t-elle aussi marquée qu'il y a quelques décennies?
Pour l'avoir expérimenté, et l'expérimenter encore, je peux vous dire que "provincialisme" reste une insulte. Le terme a par exemple beaucoup été utilisé contre moi par des journalistes et des psychanalystes au moment où j'ai démonté le freudisme, parce que mon séminaire se donne à Caen... Par ailleurs, on entend encore des chanteurs qui "rôdent leur tournée en province" avant, une fois les mises au point effectuées chez les demeurés que nous sommes, de se donner en spectacle à Paris!
Qu'est-ce qui vous plaît tant en Normandie?
La pluie ! C'est ma pathologie. Je suis dans mon biotope, comme on dit en écologie. Parfois, je m'interroge: "Qu'est-ce que je fabrique dans un endroit pareil où il fait froid, où il vente, où tout est compliqué?" Mais il y a cette espèce d'enracinement qui me donne mes repères... Mon triangle magique, c'est Chambois, mon village natal, Argentan, la ville où je vis depuis 1979, et Caen où j'ai effectué mes études, travaillé et créé l'Université populaire. Mon affection pour cette ville est immense. Je la trouve sans défaut. Cela s'appelle être amoureux, je crois.
Ewa