Michel Onfray signe un article dans le journal Le Monde : "Obscurantisme laïque, Lumières chrétiennes", où il est question de la bioéthique.
(paru dans l'édition du 06.03.2011)
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"J'ai publié en 2003 un ouvrage intitulé Féeries anatomiques, sous-titré "Généalogie du corps faustien", dans lequel je propose une "bioéthique libertaire" justifiant ce qui permet l'augmentation de la vie et lutte contre un certain goût pour la mort. En matière de bioéthique, notre Vieux Continent fonctionne sur des réflexes philosophiques kantiens. Nous procédons en effet à grands coups de concepts : la Vie, la Mort, le Corps, la Santé, le Normal, le Pathologique, en oubliant que les mots ne sont pas des choses et que la pensée de ces dernières exclut qu'on fasse des premiers un univers autonome. Comme dans l'art pour l'art, le risque, c'est la pensée pour la pensée.
Notre Occident a été formaté par plus d'un millénaire de christianisme, autrement dit d'idéal ascétique, de refus du corps, de mépris de la chair, d'invitation pour les femmes à imiter la virginité de Marie tout en ayant des enfants et, pour les hommes, à s'inspirer du corps de Jésus, corps d'un ange sans désir qui ne mange ni ne boit que du symbole, qui n'a pas de sexualité, ou du corps du même, mais crucifié, troué par une lance, percé par une couronne d'épines, supplicié sur la croix, sanguinolent, mort. Notre bioéthique hérite de cette vision du monde : la vierge, l'ange ou le cadavre comme modèles corporels.
Dans Féeries anatomiques, je proposais donc, on s'en doute, une bioéthique qui n'avait pas grand-chose à voir avec le christianisme. Ma défense de l'avortement, de la contraception, du génie génétique, de la sélection des embryons, de la transgenèse, du clonage thérapeutique, du don d'organes, du suicide, de l'euthanasie, du prélèvement d'organes, de la "nationalisation des cadavres" pour utiliser l'expression de l'excellent François Dagognet, mais aussi du mariage des homosexuels, du prêt d'utérus, de la fécondation destinée aux couples homosexuels, tout cela ne pouvait plaire au Vatican.
Cette bioéthique libertaire n'est pas une bioéthique libérale, autrement dit une bioéthique pour qui, si c'est techniquement faisable, c'est moralement possible - avec possibilité, au passage, de nourrir un marché. On peut produire une grossesse chez une femme avec le sperme de son mari mort, c'est faisable, on le sait, techniquement rien n'est plus simple. Mais moralement ? Peut-on, pour le plaisir du parent survivant, envisager le déplaisir de l'enfant et mettre au monde un orphelin qui procède du sperme d'un cadavre ?
Voilà pourquoi je pense que "le bébé médicament" produit récemment par René Frydman, qui avait tant fait pour la biophilie en rendant possible le bébé-éprouvette, est une catastrophe qui nourrit la thanatophilie. Chacun connaît l'histoire de cet enfant créé pour servir - en l'occurrence, soigner sa soeur atteinte d'une maladie. Cette fécondation in vitro de six embryons, suivie d'un double diagnostic préimplantatoire pour choisir les embryons indemnes de maladie et compatibles comme donneurs dans le dessein d'une greffe de sang du cordon ombilical prélevé à la naissance appelée à soigner, est une débauche de technique médicale pour pallier un simple don de cellules souches qui aurait pu aussi bien soigner l'enfant ! Le caprice de parents ayant déjà deux enfants d'en vouloir un troisième se paie ici d'une instrumentalisation totale d'un enfant appelé à venir au monde pour suppléer la santé défaillante de sa soeur. On connaît les dégâts induits par la découverte chez un adulte qu'il a procédé d'un accident et n'a pas été désiré. Imagine-t-on ce que sera la vie d'un être sciemment jeté au monde dans un projet utilitaire ?
René Frydman affirme aujourd'hui : "Je ne vois pas dans cette histoire où se situe l'instrumentalisation." On a peine à croire qu'il pense ce qu'il dit ! Il ajoute : "L'enfant qui vient de naître n'a été altéré ni dans son psychisme ni dans son physique." Comme si nous naissions avec une psyché terminée, alors qu'elle se constitue et que, se construisant dans l'ombre de l'instrumentalisation, elle aura du mal à se faire en dehors de ce déterminisme radical. Puis, arguant que le prélèvement a été effectué sur le placenta, il affirme : "Jusqu'à preuve du contraire, le placenta n'est pas la personne." Or le problème ne concerne pas le placenta mais l'être qui en provient et n'est pas, contrairement à la fiction chrétienne qui sert à interdire l'avortement, une "personne potentielle", mais une personne bien réelle !
Je suis d'autant plus étonné de cette volte-face radicale du professeur Frydman que, dans un entretien donné à Corinne Bensimon pour Libération, le 5 octobre 2000, sous le titre explicite "Un enfant, vu en sauveur, me gêne", il répondait négativement à la question de la journaliste qui lui demandait s'il ferait ce que venaient de réaliser les Américains, à savoir le premier bébé médicament. Il disait alors : "Je redoute la responsabilité que l'on fait porter à cet enfant", et, plus loin : "Cela me gêne que cet enfant ne soit pas vu en tant que tel mais en tant que sauveur d'un autre." A quoi il ajoutait : "Pour répondre à un cas comme celui-ci, je préfère recourir à une culture de cellules issues d'un embryon..."
Frydman 2011 renvoie les adversaires du bébé médicament du côté de l'obscurantisme religieux parce que Christine Boutin et Mgr Vingt-Trois sont contre. Dans un même mouvement, il revendique la laïcité. Mais l'obscurantisme laïque existe aussi, tout autant que, parfois, un christianisme éclairé. L'athée laïque que je suis, mais qui aime par-dessus tout les Lumières, ne choisit pas le camp de la laïcité quand elle est obscurantiste, mais celui des Lumières, fussent-elles chrétiennes."
Michel Onfray
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Les réactions
- L'article de Jean-Yves Nau Le philosophe qui veut étriper l'obstétricien, sur le site Slate.fr (26.05.11)
Constance - Ewa