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26 mai 2014 1 26 /05 /mai /2014 14:16

 

 

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L’article très intéressant et bien documenté  - sur le fameux et très controversé traité transatlantique TAFTA (Transatlantic Free Trade Area) entre les États-Unis et l’Union européenne, qui est actuellement en cours de négociation derrière les portes closes et qui doit entrer en vigueur en 2015,  -  a été traduit et publié par Le Monde Diplomatique en novembre 2013.

Selon son auteure, Lori  Wallach, directrice de Public Citizen’s Global Trade Watch, ce projet vise le seul profit sans limite des multinationales au détriment du progrès social, de l’environnement, des droits et besoins fondamentaux des citoyens européens et américains.  

A compléter éventuellement avec la conférence de Susan George, fondatrice et présidente d'honneur de l'association ATTAC (Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne).

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Le traité transatlantique, un typhon qui menace les Européens


Engagées en 2008, les discussions sur l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne ont abouti le 18 octobre 2013. Un bon présage pour le gouvernement américain, qui espère conclure un partenariat de ce type avec le Vieux Continent. Négocié en secret, ce projet ardemment soutenu par les multinationales leur permettrait d’attaquer en justice tout Etat qui ne se plierait pas aux normes du libéralisme.

Imagine-t-on des multinationales traîner en justice les gouvernements dont l’orientation politique aurait pour effet d’amoindrir leurs profits ? Se conçoit-il qu’elles puissent réclamer — et obtenir ! — une généreuse compensation pour le manque à gagner induit par un droit du travail trop contraignant ou par une législation environnementale trop spoliatrice ? Si invraisemblable qu’il paraisse, ce scénario ne date pas d’hier. Il figurait déjà en toutes lettres dans le projet d’accord multilatéral sur l’investissement (AMI) négocié secrètement entre 1995 et 1997 par les vingt-neuf Etats membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (1). Divulguée in extremis, notamment par Le Monde diplomatique, la copie souleva une vague de protestations sans précédent, contraignant ses promoteurs à la remiser.

Quinze ans plus tard, la voilà qui fait son grand retour sous un nouvel habillage.

diable-shabille-en-tafta (1)

L’accord de partenariat transatlantique (APT) [rebaptisé TAFTA - NDE] négocié depuis juillet 2013 par les Etats-Unis et l’Union européenne est une version modifiée de l’AMI. Il prévoit que les législations en vigueur des deux côtés de l’Atlantique se plient aux normes du libre-échange établies par et pour les grandes entreprises européennes et américaines, sous peine de sanctions commerciales pour le pays contrevenant, ou d’une réparation de plusieurs millions d’euros au bénéfice des plaignants.

D’après le calendrier officiel, les négociations ne devraient aboutir que dans un délai de deux ans. L’APT combine en les aggravant les éléments les plus néfastes des accords conclus par le passé. S’il devait entrer en vigueur, les privilèges des multinationales prendraient force de loi et lieraient pour de bon les mains des gouvernants. Imperméable aux alternances politiques et aux mobilisations populaires, il s’appliquerait de gré ou de force, puisque ses dispositions ne pourraient être amendées qu’avec le consentement unanime des pays signataires. Il dupliquerait en Europe l’esprit et les modalités de son modèle asiatique, l’accord de partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP), actuellement en cours d’adoption dans douze pays après avoir été ardemment promu par les milieux d’affaires américains. A eux deux, l’APT et le TPP formeraient un empire économique capable de dicter ses conditions hors de ses frontières : tout pays qui chercherait à nouer des relations commerciales avec les Etats-Unis ou l’Union européenne se verrait contraint d’adopter telles quelles les règles qui prévalent au sein de leur marché commun.

 

Tribunaux spécialement créés

Parce qu’elles visent à brader des pans entiers du secteur non marchand, les négociations autour de l’APT et du TPP se déroulent derrière des portes closes. Les délégations américaines comptent plus de tafta hahasix cents consultants mandatés par les multinationales, qui disposent d’un accès illimité aux documents préparatoires et aux représentants de l’administration. Rien ne doit filtrer. Instruction a été donnée de laisser journalistes et citoyens à l’écart des discussions : ils seront informés en temps utile, à la signature du traité, lorsqu’il sera trop tard pour réagir.

Dans un élan de candeur, l’ancien ministre du commerce américain Ronald (« Ron ») Kirk a fait valoir l’intérêt « pratique » de « préserver un certain degré de discrétion et de confidentialité (2) ». La dernière fois qu’une version de travail d’un accord en cours de formalisation a été mise sur la place publique, a-t-il souligné, les négociations ont échoué — une allusion à la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), une version élargie de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) ; le projet, âprement défendu par M. George W. Bush, fut dévoilé sur le site Internet de l’administration en 2001. A quoi la sénatrice Elizabeth Warren rétorque qu’un accord négocié sans aucun examen démocratique ne devrait jamais être signé (3). 

L’impérieuse volonté de soustraire le chantier du traité américano-européen à l’attention du public se conçoit aisément. Mieux vaut prendre son temps pour annoncer au pays les effets qu’il produira à tous les échelons : du sommet de l’Etat fédéral jusqu’aux conseils municipaux en passant par les gouvernorats et les assemblées locales, les élus devront redéfinir de fond en comble leurs politiques publiques de manière à satisfaire les appétits du privé dans les secteurs qui lui échappaient encore en partie. Sécurité des aliments, normes de toxicité, assurance-maladie, prix des médicaments, liberté du Net, protection de la vie privée, énergie, culture, droits d’auteur, ressources naturelles, formation professionnelle, équipements publics, immigration : pas un domaine d’intérêt général qui ne passe sous les fourches caudines du libre-échange institutionnalisé. L’action politique des élus se limitera à négocier auprès des entreprises ou de leurs mandataires locaux les miettes de souveraineté qu’ils voudront bien leur consentir.

 

Il est d’ores et déjà stipulé que les pays signataires assureront la « mise en conformité de leurs lois, de leurs règlements et de leurs procédures » avec les dispositions du traité. Nul doute qu’ils veilleront scrupuleusement à honorer cet engagement. Dans le cas contraire, ils pourraient faire l’objet de poursuites devant l’un des tribunaux spécialement créés pour arbitrer les litiges entre les investisseurs et les Etats, et dotés du pouvoir de prononcer des sanctions commerciales contre ces derniers.

L’idée peut paraître invraisemblable ; elle s’inscrit pourtant dans la philosophie des traités commerciaux déjà en vigueur. L’année dernière, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a ainsi condamné les Etats-Unis pour leurs boîtes de thon labellisées « sans danger pour les dauphins », pour l’indication du pays d’origine sur les viandes importées, ou encore pour l’interdiction du tabac parfumé au bonbon, ces mesures protectrices étant considérées comme des entraves au libre-échange. Elle a aussi infligé à l’Union européenne des pénalités de plusieurs centaines de millions d’euros pour son refus d’importer des organismes génétiquement modifiés (OGM). La nouveauté introduite par l’APT et le TTP, c’est qu’ils permettraient aux multinationales de poursuivre en leur propre nom un pays signataire dont la politique aurait un effet restrictif sur leur abattage commercial.


tafta tribunal

 

Sous un tel régime, les entreprises seraient en mesure de contrecarrer les politiques de santé, de protection de l’environnement ou de régulation de la finance mises en place dans tel ou tel pays en lui réclamant des dommages et intérêts devant des tribunaux extrajudiciaires. Composées de trois avocats d’affaires, ces cours spéciales répondant aux lois de la Banque mondiale et de l’Organisation des Nations unies (ONU) seraient habilitées à condamner le contribuable à de lourdes réparations dès lors que sa législation rognerait sur les « futurs profits espérés » d’une société.

Ce système « investisseur contre Etat », qui semblait rayé de la carte après l’abandon de l’AMI en 1998, a été restauré en catimini au fil des années. En vertu de plusieurs accords commerciaux signés par Washington, 400 millions de dollars sont passés de la poche du contribuable à celle des multinationales pour cause d’interdiction de produits toxiques, d’encadrement de l’exploitation de l’eau, du sol ou du bois, etc. (4). Sous l’égide de ces mêmes traités, les procédures actuellement en cours — dans des affaires d’intérêt général comme les brevets médicaux, la lutte antipollution ou les lois sur le climat et les énergies fossiles — font grimper les demandes de dommages et intérêts à 14 milliards de dollars.

L’APT alourdirait encore la facture de cette extorsion légalisée, compte tenu de l’importance des intérêts en jeu dans le commerce transatlantique. Trois mille trois cents entreprises européennes sont présentes sur le sol américain par le biais de vingt-quatre mille filiales, dont chacune peut s’estimer fondée un jour ou l’autre à demander réparation pour un préjudice commercial. Un tel effet d’aubaine dépasserait de très loin les coûts occasionnés par les traités précédents. De leur côté, les pays membres de l’Union européenne se verraient exposés à un risque financier plus grand encore, sachant que quatorze mille quatre cents compagnies américaines disposent en Europe d’un réseau de cinquante mille huit cents filiales. Au total, ce sont soixante-quinze mille sociétés qui pourraient se jeter dans la chasse aux trésors publics. 

Officiellement, ce régime devait servir au départ à consolider la position des investisseurs dans les pays en développement dépourvus de système juridique fiable ; il leur permettait de faire valoir leurs droits en cas d’expropriation. Mais l’Union européenne et les Etats-Unis ne passent pas précisément pour des zones de non-droit ; ils disposent au contraire d’une justice fonctionnelle et pleinement respectueuse du droit à la propriété. En les plaçant malgré tout sous la tutelle de tribunaux spéciaux, l’APT démontre que son objectif n’est pas de protéger les investisseurs, mais bien d’accroître le pouvoir des multinationales.

 

Procès pour hausse du salaire minimum

Il va sans dire que les avocats qui composent ces tribunaux n’ont de comptes à rendre à aucun électorat. Inversant allègrement les rôles, ils peuvent aussi bien servir de juges que plaider la cause de leurs puissants clients (5). C’est un tout petit monde que celui des juristes de l’investissement international : ils ne sont que quinze à se partager 55 % des affaires traitées à ce jour. Evidemment, leurs décisions sont sans appel.

Les « droits » qu’ils ont pour mission de protéger sont formulés de manière délibérément approximative, et leur interprétation sert rarement les intérêts du plus grand nombre. Ainsi de celui accordé à l’investisseur de bénéficier d’un cadre réglementaire conforme à ses « prévisions » — par quoi il convient d’entendre que le gouvernement s’interdira de modifier sa politique une fois que l’investissement a eu lieu. Quant au droit d’obtenir une compensation en cas d’« expropriation indirecte », il signifie que les pouvoirs publics devront mettre la main à la poche si leur législation a pour effet de diminuer la valeur d’un investissement, y compris lorsque cette même législation s’applique aussi aux entreprises locales.

Les tribunaux reconnaissent également le droit du capital à acquérir toujours plus de terres, de ressources naturelles, d’équipements, d’usines, etc. Nulle contrepartie de la part des multinationales : elles n’ont aucune obligation à l’égard des Etats et peuvent engager des poursuites où et quand cela leur chante. tafta- justice

Certains investisseurs ont une conception très extensive de leurs droits inaliénables. On a pu voir récemment des sociétés européennes engager des poursuites contre l’augmentation du salaire minimum en Egypte ou contre la limitation des émissions toxiques au Pérou, l’Alena servant dans ce dernier cas à protéger le droit de polluer du groupe américain Renco (6). Autre exemple : le géant de la cigarette Philip Morris, incommodé par les législations antitabac de l’Uruguay et de l’Australie, a assigné ces deux pays devant un tribunal spécial. Le groupe pharmaceutique américain Eli Lilly entend se faire justice face au Canada, coupable d’avoir mis en place un système de brevets qui rend certains médicaments plus abordables. Le fournisseur d’électricité suédois Vattenfall réclame plusieurs milliards d’euros à l’Allemagne pour son « tournant énergétique », qui encadre plus sévèrement les centrales à charbon et promet une sortie du nucléaire.

Il n’y a pas de limite aux pénalités qu’un tribunal peut infliger à un Etat au bénéfice d’une multinationale. Il y a un an, l’Equateur s’est vu condamné à verser la somme record de 2 milliards d’euros à une compagnie pétrolière (7). Même lorsque les gouvernements gagnent leur procès, ils doivent s’acquitter de frais de justice et de commissions diverses qui atteignent en moyenne 8 millions de dollars par dossier, gaspillés au détriment du citoyen. Moyennant quoi les pouvoirs publics préfèrent souvent négocier avec le plaignant que plaider leur cause au tribunal. L’Etat canadien s’est ainsi épargné une convocation à la barre en abrogeant hâtivement l’interdiction d’un additif toxique utilisé par l’industrie pétrolière.

Pour autant, les réclamations n’en finissent pas de croître. D’après la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), le nombre d’affaires soumises aux tribunaux spéciaux a été multiplié par dix depuis 2000. Alors que le système d’arbitrage commercial a été conçu dès les années 1950, il n’a jamais autant rendu service aux intérêts privés qu’en 2012, année exceptionnelle en termes de dépôts de dossiers. Ce boom a créé une florissante pépinière de consultants financiers et d’avocats d’affaires.

Le projet de grand marché américano-européen est porté depuis de longues années par le Dialogue économique transatlantique (Trans-Atlantic Business Dialogue, TABD), un lobby mieux connu aujourd’hui sous l’appellation de Trans-Atlantic Business Council (TABC). Créé en 1995 sous le patronage de la Commission européenne et du ministère du commerce américain, ce rassemblement de riches entrepreneurs milite pour un « dialogue » hautement constructif entre les élites économiques des deux continents, l’administration de Washington et les commissaires de Bruxelles. Le TABC est un forum permanent qui permet aux multinationales de coordonner leurs attaques contre les politiques d’intérêt général qui tiennent encore debout des deux côtés de l’Atlantique. 

Son objectif, publiquement affiché, est d’éliminer ce qu’il appelle les « discordes commerciales » (trade irritants), c’est-à-dire d’opérer sur les deux continents selon les mêmes règles et sans interférence avec les pouvoirs publics. « Convergence régulatoire » et « reconnaissance mutuelle » font partie des panneaux sémantiques qu’il brandit pour inciter les gouvernements à autoriser les produits et services contrevenant aux législations locales.

 

Injuste rejet du porc à la ractopamine

Mais au lieu de prôner un simple assouplissement des lois existantes, les activistes du marché transatlantique se proposent carrément de les réécrire eux-mêmes. La Chambre américaine de commerce et BusinessEurope, deux des plus grosses organisations patronales de la planète, ont ainsi appelé les négociateurs de l’APT à réunir autour d’une table de travail un échantillon de gros actionnaires et de responsables politiques afin qu’ils « rédigent ensemble les textes de régulation » qui auront ensuite force de loi aux Etats-Unis et dans l’Union européenne. C’est à se demander, d’ailleurs, si la présence des politiques à l’atelier d’écriture commercial est vraiment indispensable…

 

De fait, les multinationales se montrent d’une remarquable franchise dans l’exposé de leurs intentions. Par mais monsatoexemple sur la question des OGM. Alors qu’aux Etats-Unis un Etat sur deux envisage de rendre obligatoire un label indiquant la présence d‘organismes génétiquement modifiés dans un aliment — une mesure souhaitée par 80 % des consommateurs du pays —, les industriels de l’agroalimentaire, là comme en Europe, poussent à l’interdiction de ce type d’étiquetage. L’Association nationale des confiseurs n’y est pas allée par quatre chemins : « L’industrie américaine voudrait que l’APT avance sur cette question en supprimant la labellisation OGM et les normes de traçabilité. » La très influente Association de l’industrie biotechnologique (Biotechnology Industry Organization, BIO), dont fait partie le géant Monsanto, s’indigne pour sa part que des produits contenant des OGM et vendus aux Etats-Unis puissent essuyer un refus sur le marché européen. Elle souhaite par conséquent que le « gouffre qui se creuse entre la dérégulation des nouveaux produits biotechnologiques aux Etats-Unis et leur accueil en Europe » soit prestement comblé (8). Monsanto et ses amis ne cachent pas leur espoir que la zone de libre-échange transatlantique permette d’imposer enfin aux Européens leur « catalogue foisonnant de produits OGM en attente d’approbation et d’utilisation (9) ».

 

L’offensive n’est pas moins vigoureuse sur le front de la vie privée. La Coalition du commerce TAFTA vie privénumérique (Digital Trade Coalition, DTC), qui regroupe des industriels du Net et des hautes technologies, presse les négociateurs de l’APT de lever les barrières empêchant les flux de données personnelles de s’épancher librement de l’Europe vers les Etats-Unis « Le point de vue actuel de l’Union selon lequel les Etats-Unis ne fournissent pas une protection de la vie privée “adéquate” n’est pas raisonnable », s’impatientent les lobbyistes. A la lumière des révélations de M. Edward Snowden sur le système d’espionnage de l’Agence nationale de sécurité (National Security Agency, NSA), cet avis tranché ne manque pas de sel. Toutefois, il n’égale pas la déclaration de l’US Council for International Business (USCIB), un groupement de sociétés qui, à l’instar de Verizon, ont massivement approvisionné la NSA en données personnelles : « L’accord devrait chercher à circonscrire les exceptions, comme la sécurité et la vie privée, afin de s’assurer qu’elles ne servent pas d’entraves au commerce déguisées. »

 

Les normes de qualité dans l’alimentation sont elles aussi prises pour cible. L’industrie américaine de la viande entend obtenir la suppression de la règle européenne qui interdit les poulets désinfectés au chlore. A l’avant-garde de ce combat, le groupe Yum !, propriétaire de la chaîne de restauration rapide Kentucky Fried Chicken (KFC), peut compter sur la force de frappe des organisations patronales. « L’Union autorise seulement l’usage de l’eau et de la vapeur sur les carcasses », proteste l’Association nord-américaine de la viande, tandis qu’un autre groupe de pression, l’Institut américain de la viande, déplore le « rejet injustifié [par Bruxelles] des viandes additionnées de bêta-agonistes, comme le chlorhydrate de ractopamine ».

effrayant un boeuf monstrueux modifie aux ogm-1La ractopamine est un médicament utilisé pour gonfler la teneur en viande maigre chez les porcs et les bovins. Du fait de ses risques pour la santé des bêtes et des consommateurs, elle est bannie dans cent soixante pays, parmi lesquels les Etats membres de l’Union, la Russie et la Chine. Pour la filière porcine américaine, cette mesure de protection constitue une distorsion de la libre concurrence à laquelle l’APT doit mettre fin d’urgence.

« Les producteurs de porc américains n’accepteront pas d’autre résultat que la levée de l’interdiction européenne de la ractopamine », menace le Conseil national des producteurs de porc (National Pork Producers Council, NPPC). Pendant ce temps, de l’autre côté de l’Atlantique, les industriels regroupés au sein de BusinessEurope dénoncent les « barrières qui affectent les exportations européennes vers les Etats-Unis, comme la loi américaine sur la sécurité alimentaire ». Depuis 2011, celle-ci autorise en effet les services de contrôle à retirer du marché les produits d’importation contaminés. Là encore, les négociateurs de l’APT sont priés de faire table rase.

 

TAFTA avionIl en va de même avec les gaz à effet de serre. L’organisation Airlines for America (A4A), bras armé des transporteurs aériens américains, a établi une liste des « règlements inutiles qui portent un préjudice considérable à [leur] industrie » et que l’APT, bien sûr, a vocation à rayer de la carte. Au premier rang de cette liste figure le système européen d’échange de quotas d’émissions, qui oblige les compagnies aériennes à payer pour leur pollution au carbone. Bruxelles a provisoirement suspendu ce programme ; A4A exige sa suppression définitive au nom du « progrès ».

 

Mais c’est dans le secteur de la finance que la croisade des marchés est la plus virulente. Cinq ans après l’irruption de la crise des subprime, les négociateurs américains et européens sont convenus que les velléités de régulation de l’industrie financière avaient fait leur temps. Le cadre qu’ils veulent mettre en place prévoit de lever tous les garde-fous en matière de placements à risques et d’empêcher les gouvernements de contrôler le volume, la nature ou l’origine des produits financiers mis sur le marché. En somme, il s’agit purement et simplement de rayer le mot « régulation » de la carte.

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D’où vient cet extravagant retour aux vieilles lunes thatchériennes ? Il répond notamment aux vœux de l’Association des banques allemandes, qui ne manque pas d’exprimer ses « inquiétudes » à propos de la pourtant timide réforme de Wall Street adoptée au lendemain de la crise de 2008. L’un de ses membres les plus entreprenants sur ce dossier est la Deutsche Bank, qui a pourtant reçu en 2009 des centaines de milliards de dollars de la Réserve fédérale américaine en échange de titres adossés à des créances hypothécaires (10). Le mastodonte allemand veut en finir avec la réglementation Volcker, clé de voûte de la réforme de Wall Street, qui pèse selon lui d’un « poids trop lourd sur les banques non américaines ». Insurance Europe, le fer de lance des sociétés d’assurances européennes, souhaite pour sa part que l’APT « supprime » les garanties collatérales qui dissuadent le secteur de s’aventurer dans des placements à hauts risques.

Quant au Forum des services européens, organisation patronale dont fait partie la Deutsche Bank, il s’agite dans les coulisses des pourparlers transatlantiques pour que les autorités de contrôle américaines cessent de mettre leur nez dans les affaires des grandes banques étrangères opérant sur leur territoire. Côté américain, on espère surtout que l’APT enterrera pour de bon le projet européen de taxe sur les transactions financières. L’affaire paraît d’ores et déjà entendue, la Commission européenne ayant elle-même jugé cette taxe non conforme aux règles de l’OMC (11). Dans la mesure où la zone de libre-échange transatlantique promet un libéralisme plus débridé encore que celui de l’OMC, et alors que le Fonds monétaire international (FMI) s’oppose systématiquement à toute forme de contrôle sur les mouvements de capitaux, la chétive « taxe Tobin » n’inquiète plus grand monde aux Etats-Unis.

 

Mais les sirènes de la dérégulation ne se font pas entendre dans la seule industrie financière. L’APT entend ouvrir à la concurrence tous les secteurs « invisibles » ou d’intérêt général. Les Etats signataires se verraient contraints non seulement de soumettre leurs services publics à la logique marchande, mais aussi de renoncer à toute intervention sur les fournisseurs de services étrangers qui convoitent leurs marchés. Les marges de manœuvre politiques en matière de santé, d’énergie, d’éducation, d’eau ou de transport se réduiraient comme peau de chagrin. La fièvre commerciale n’épargne pas non plus l’immigration, puisque les instigateurs de l’APT s’arrogent la compétence d’établir une politique commune aux frontières — sans doute pour faciliter l’entrée de ceux qui ont un bien ou un service à vendre au détriment des autres.


      TAFTA- anglais

 

Depuis quelques mois, le rythme des négociations s’intensifie. A Washington, on a de bonnes raisons de croire que les dirigeants européens sont prêts à n’importe quoi pour raviver une croissance économique moribonde, fût-ce au prix d’un reniement de leur pacte social. L’argument des promoteurs de l’APT, selon lequel le libre-échange dérégulé faciliterait les échanges commerciaux et serait donc créateur d’emplois, pèse apparemment plus lourd que la crainte d’un séisme social. Les barrières douanières qui subsistent encore entre l’Europe et les Etats-Unis sont pourtant « déjà assez basses », comme le reconnaît le représentant américain au commerce (12). Les artisans de l’APT admettent eux-mêmes que leur objectif premier n’est pas d’alléger les contraintes douanières, de toute façon insignifiantes, mais d’imposer « l’élimination, la réduction ou la prévention de politiques nationales superflues (13) », étant considéré comme « superflu » tout ce qui ralentit l’écoulement des marchandises, comme la régulation de la finance, la lutte contre le réchauffement climatique ou l’exercice de la démocratie. 

 

arton1972- taftaIl est vrai que les rares études consacrées aux conséquences de l’APT ne s’attardent guère sur ses retombées sociales et économiques. Un rapport fréquemment cité, issu du Centre européen d’économie politique internationale (European Centre for International Political Economy, Ecipe), affirme avec l’autorité d’un Nostradamus d’école de commerce que l’APT délivrera à la population du marché transatlantique un surcroît de richesse de 3 centimes par tête et par jour… à partir de 2029 (14).

En dépit de son optimisme, la même étude évalue à 0,06 % seulement la hausse du produit intérieur brut (PIB) en Europe et aux Etats-Unis à la suite de l’entrée en vigueur de l’APT. Encore un tel « impact » est-il largement irréaliste, dans la mesure où ses auteurs postulent que le libre-échange « dynamise » la croissance économique ; une théorie régulièrement réfutée par les faits. Une élévation aussi infinitésimale serait d’ailleurs imperceptible. Par comparaison, la cinquième version de l’iPhone d’Apple a entraîné aux Etats-Unis une hausse du PIB huit fois plus importante.

Presque toutes les études sur l’APT ont été financées par des institutions favorables au libre-échange ou par des organisations patronales, raison pour laquelle les coûts sociaux du traité n’y apparaissent pas, pas plus que ses victimes directes, qui pourraient pourtant se compter en centaines de millions. Mais les jeux ne sont pas encore faits. Comme l’ont montré les mésaventures de l’AMI, de la ZLEA et certains cycles de négociations à l’OMC, l’utilisation du « commerce » comme cheval de Troie pour démanteler les protections sociales et instaurer la junte des chargés d’affaires a échoué à plusieurs reprises par le passé. Rien ne dit qu’il n’en sera pas de même cette fois encore.

Lori M. Wallach    

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(1) Lire « Le nouveau manifeste du capitalisme mondial », Le Monde diplomatique, février 1998.

(2) « Some secrecy needed in trade talks : Ron Kirk », Reuters, 13 mai 2012.

(3) Zach Carter, « Elizabeth Warren opposing Obama trade nominee Michael Froman », Huffington Post, 19 juin 2013. 

(4) « Table of foreign investor-state cases and claims under NAFTA and other US “trade” deals » (PDF), Public Citizen, août 2013. 

(5) Andrew Martin, « Treaty disputes roiled by bias charges », Bloomberg, 10 juillet 2013. 

(6) « Renco uses US-Peru FTA to evade justice for La Oroya pollution » (PDF), Public Citizen, 28 novembre 2012.

(7) « Ecuador to fight oil dispute fine », Agence France-Presse, 13 octobre 2012. 

(8) Commentaires sur l’accord de partenariat transatlantique, document du BIO, Washington, DC, mai 2013. 

(9) « EU-US high level working group on jobs and growth. Response to consultation by EuropaBio and BIO » (PDF), http://ec.europa.eu 

(10) Shahien Nasiripour, « Fed opens books, revealing European megabanks were biggest beneficiaries », Huffington Post, 10 janvier 2012. 

(11) « Europe admits speculation taxes a WTO problem », Public Citizen, 30 avril 2010.

(12) Courrier de M. Demetrios Marantis, représentant américain au commerce, à M. John Boehner, porte-parole républicain à la Chambre des représentants, Washington, DC, 20 mars 2013, http://ec.europa.eu 

(13) « Final report. High level working group on jobs and growth » (PDF), 11 février 2013, http://ec.europa.eu 

(14) « TAFTA’s trade benefit : A candy bar », Public Citizen, 11 juillet 2013.

 

 


 

Conférence de Susan George.

"En quoi ce traité, préparé dans le secret le plus absolu, va t-il nous impacter et pourquoi nous devons tous être informés de ses dangers ?"

 

 

 

 

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1 mai 2014 4 01 /05 /mai /2014 16:35

 

 

feminisme- un-bras-d-honneur-pour-la-route

Le travail domestique non rémunéré accompli par les femmes… J’avoue que c’est un sujet qui m’exaspère. S’il y a bien un domaine où le combat féministe aurait dû être facile et terminé depuis longtemps, c’est justement sur ce terrain de l’esclavage domestico-familial, car l’esclave volontaire, pardon, la femme, a toutes les cartes en main pour régler cette sordide affaire.

Il y a 50 ans, Gisèle Halimi faisait la grève de la faim pour ne pas être au service de ses frères à la maison et avait gagné son premier petit combat pour pouvoir « se créer liberté ». Mais je n’arrive pas à comprendre comment - au XXIe siècle en France - une jeune femme intelligente, active professionnellement et indépendante financièrement peut consacrer si grande partie de son temps aux tâches ménagères et à faire la bonniche! Je ne parle évidemment pas de celles pour lesquelles le ménage est un hobby, un passe-temps favori, ni de toutes sortes de masos et de martyres - dans ce cas-là, pas de problème, si ça fait leur bonheur… Il s’agit uniquement des jeunes femmes qui s’en plaignent, demandent de l’aide (sic) et de la participation de leurs compagnons, des femmes qui négocient, appellent à la révolte, des femmes qui placent leurs centres d’intérêt ailleurs et qui auraient préféré consacrer leur temps libre à lire, à créer, à s’instruire, à aller au théâtre, à se promener, à danser, à voir des ami(e)s, à ne rien faire….

Pourquoi donc, nom de Pénates!, se sentent-elles obligées, après une journée de travail, de laver les chaussettes sales et repasser les chemises de leurs hommes!? Et eux, pensent-ils à laver les soutiens-gorge et repasser les petits hauts de leurs femmes? Le poids de la société patriarcale, de la tradition, de la religion, de l’habitude, de l’éducation… Bien sûr. Mais aujourd’hui rien ni personne ne peut vous obliger à faire ça!!! Il suffit de dire NON! C’est très simple. Et s’il ne vous vient même pas à l’idée de vous taper la double journée et d‘être une servante, alors il ne viendra à l’esprit d’aucun homme sensé d‘attendre ça de vous.

« Soyez résolues à ne plus servir et vous voilà libres. » 

 

 

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Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? [... ]

la boétie discours de la servitude volontaire 1Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre.

[...] ... peut-être ai-je tort de vouloir ainsi exhorter un peuple qui semble avoir perdu depuis longtemps toute connaissance de son mal [...] Cherchons donc à comprendre, si c’est possible, comment cette opiniâtre volonté de servir s’est enracinée si profond qu’on croirait que l’amour même de la liberté n’est pas si naturel."

 

Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire    

 1) texte en français modernisé  2) texte dans sa version originale 

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« Discours de la servitude volontaire » analysé brillamment par Raphaël Enthoven et Paola Raiman dans l'émission « Le Gai savoir » diffusée chaque dimanche (ou presque) sur France Culture.


 

 

Note : Une petite inexactitude s’était glissée dans le propos de Raphaël Enthoven (11:35) : « La Pologne est envahie par l’Allemagne. Les Polonais envoient les cavaliers contre les tanks. » Ce n’est qu’une légende, rien à voir avec la vérité historique. Le mythe a été créé en 41 par la propagande nazie (dans le pseudo document, les rôles des cavaliers polonais étaient joués par des soldats slovaques);  entretenu pendant la guerre froide par le régime communiste polonais et par les pays occidentaux; et sublimé, entre autres, par Andrzej Wajda dans le film « Lotna ».

 

 

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6 mars 2014 4 06 /03 /mars /2014 01:32

 

 

"Je suis fonctionnaire, donc je suis paresseux et aigri. Je suis catholique, donc je suis intolérant. J'écoute du black metal, donc je suis violent. Je suis moi, donc singulier (mais j'espère encore ouvert à la singularité d'autrui)." 

C’est comme ça que se présente sur son site, aigreurs administratives, Darth Manu, l’auteur de l’article, dont vous pouvez lire les extraits ci-dessous. Cet article se situe à l’opposé de la dernière chronique de Michel Onfray : il est documenté, argumenté, et surtout, ce n’est pas une histoire sensationnelle racontée par le concierge ou le journaleux de la presse à scandale. En fait, c’est une brillante réponse à la chronique du mauvais genre de Michel Onfray, réponse par anticipation, car écrite huit mois avant que le philosophe féministe (sic) « n’apprenne avec stupéfaction les racines concrètes de la fumeuse théorie du genre » et n’avertisse ses lecteurs de son extrême dangerosité.


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« John Money, Pop et le principe de non contradiction »


Quand on entend certains catholiques mettre en garde contre la "théorie du genre", on est tenté de se demander ce qu'ils en ont lu. Et quand ils donnent des exemples de ce qu'ils dénoncent, on se demande s'ils ont compris ce qu'ils ont lu. [...] 

 

théorie du genre 1

 

Avec Judith Butler, et même de plus en plus devant elle, John Money est l'un des épouvantails préférés des anti-genre, à la fois l'origine supposée de cette "idéologie" (une page facebook en fait leur "créateur"), l'illustration de ses terribles conséquences (une opération de réassignation sexuelle ratée, qui s'acheva en tragédie avec le suicide du patient) et la mise en lumière de ses sombres objectifs sur le long terme (la tentative de justification de la pédophilie dont il s'est effectivement rendu coupable). Voici ce que le Salon Beige (site des laïcs catholiques) écrivait déjà sur lui en 2006, et qui synthétise l'idée, aujourd'hui inchangée, que beaucoup de catholiques se font de ses liens avec les études de genre:

"On apprend la mort, le 7 juillet, du psychologue John Money. Peu connu en France, il a pourtant été la principale caution scientifique de l'idéologie du "genre", dont l'influence imprègne, via les lobbies féministes et "gay et trans", des textes d'institutions européennes. Pour faire court, cette idéologie prétend que la différenciation homme-femme est due plus à l'éducation qu'à la biologie - cet article de Jeanne Smits en dépeint les conséquences.

Le Dr Money (dont le nom pourrait être celui d'un méchant dans un film de James Bond, remarque le blog First Things) est une sorte de successeur du Dr Kinsey, le "père" de la révolution sexuelle : chez les deux, la rigueur scientifique et le respect du patient ont été cyniquement subordonnés à une idéologie mortifère."

["Dr John Money (et ses victimes), RIP" par Henri Vedas]     

    

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Nul doute que cette "principale caution scientifique de l'idéologie du "genre"" doit être idolâtrée par le "lobby LGBT" et les partisans de la remise en cause de la différenciation sexuelle homme/femme, au premier rang desquels le mouvement "transgenre"... En fait, pas vraiment. Pas du tout, même :

[...] "John Money croit fermement au dimorphisme de genre, à la polarisation entre les sexes et défend les définitions communément admises de la masculinité, la féminité et l'hétérosexualité. Même si Ehrhardt et lui ont intégré à Man & Woman, Boy & Girl une étude anthropologique faisant état de différences importantes entre notions de genre et conduite sexuelle appropriée chez les Batak de Sumatra, chez les Pilaga (un peuple mal connu de Mélanésie) et chez les Yolngu du nord-est d'Arnhem en Australie, Money est loin d'être un relativiste culturel. Le fait que d'autres cultures soient capables de tolérer un certain degré de comportement homosexuel (et même, dans certains cas, de considérer que cela fait partie de l'initiation d'un jeune homme à la vie adulte) ne le fait pas changer d'avis sur l'homosexualité: le comportement homosexuel est une paraphilie. Avoir appris l'existence, dans des sociétés plus "primitives" que la nôtre, de rôles de troisième genre pour des individus au genre ambigu, ne le trouble pas plus. Au lieu de se demander si notre culture ne serait pas pathologique, étant donné que nous ne pouvons pas accepter que la nature ait créé notre espèce en plus de deux genres, Money déforme ses propres découvertes médicales et parle sans cesse de la naissance tout à fait naturelle d'enfants hermaphrodites comme d'"erreurs de la Nature" [Money, p.6-7, 14, 19, 26 et 186].

Pour Money, comme pour Green, le médecin est l'élément clé dans la lutte de l'enfant pour une identité sexuelle. [...] [Money, p. 13, 123, 128 et 159-161]. [...]

Money est surtout un moraliste qui se fait passer pour un scientifique; il s'en sort grâce à ses références médicales et sa production prolifique de publications pseudo-techniques sur la sexualité. En fait, ses prises de positions sur le sexe, le genre et le plaisir servent à étayer, par exemple, des lois contre la sodomie et pour l'enfermement psychiatrique de personnes qui "se font plaisir de diverses façons".«  

(Pat Califia, Le mouvement transgenre: changer de sexe, EPEL, 2003, p. 103-104 et 114)  


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Bien loin d'illustrer par ses discours et ses actes une théorie de l'indifférenciation sexuelle, voire de l'interchangeabilité des genres, Money défend donc une polarité stricte entre masculin et féminin, Hans_Baldung_differenciation-des-sexes.jpgse positionnant très fermement sur ce point du côté des partisans de la différence et de la complémentarité "naturelles" des sexes, et non de celui des LGBT, même si ses recherches sur l'hermaphrodisme et la transsexualité l'ont amené à théoriser la distinction entre genre et sexe. Et c'est précisément parce qu'il ne supportait pas tout ce qui pouvait sortir du modèle "H/F cisgenre hétérosexuel" qu'il s'est fait un avocat particulièrement extrémiste de la chirurgie de réassignation sexuelle. Dans le cas de David Reimer, il n'a pas imposé cette procédure pour relativiser la différence des sexes, mais au contraire pour la défendre, d'une manière particulièrement rigide il est vrai, parce que à ses yeux, un garçon sans pénis qui fonctionne ne pouvait être un "vrai" garçon. [...]

Même si pour lui, l'identité sexuelle était fixée par l'apprentissage, il était à l'évidence un partisan convaincu d'une stricte différenciation des sexes (un garçon ne peut trouver son équilibre que dans la virilité, à l'inverse d'une fille, au "risque" sinon de devenir homosexuel et/ou trans), et est donc, non pas une "caution" de la lecture LGBT des études de genre, mais au contraire un de leur pires ennemis.

 

Comment donc (John Money) s'est-il retrouvé propulsé par certains catholiques comme leur principale tête d'affiche? Manifestement parce que ceux-ci (qui ne sont pas tous les catholiques qui critiquent les études de genre mais une frange particulièrement active et alarmiste) se sont contentés de lire dans un article quelconque de vulgarisation qu'il fait partie des précurseurs des études de genre, qu'ils n'arrivent à concevoir ces dernières que sous la forme d'un processus: critique de l'ancrage naturel de la différence des sexes > défense de leur "interchangeabilité" > transgenrisme > assignation d'un autre sexe ou asexuation forcées à des enfants par des "idéologues" LGBT. Et comme ils ont lu par ailleurs le récit de ses erreurs médicales et de sa défense de la pédophilie, et bien que son discours soit à l'opposé de celui qu'ils font tenir aux études de genre, ils ont imaginé un scénario complotiste qui n'a rien à voir ni avec les origines et le contenu des gender studies, ni avec les relations de John Money avec ces dernières, mais qui correspond avec ce qu'ils veulent entendre. Ce qui en dit long sur leur souci d'exactitude, leur sérieux et leur honnêteté intellectuelle. [...]

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En conclusion, je voudrais faire trois remarques:

John money propagande 21) J'aimerai vraiment beaucoup qu'un de ces opposants virulents aux études de genre (qui ne représentent pas, encore une fois, la totalité de leurs critiques, y compris chez les catholiques) qui ne cessent de brandir "la vérité" sur le créateur des "études de genre", vienne m'expliquer comment ils arrivent à regrouper sous une même "théorie" un discours, celui de John Money, qui valorise de manière absolue le dimorphisme sexuel et assigne à la médecine le rôle de "corriger" tout ce qui pourrait s'en éloigner, les "erreurs de la Nature", et un autre discours, celui des transgenres, féministes, homosexuels et intersexués qui défendent une vision plus relative de ce dimorphisme, en vue de permettre une existence épanouie à ceux qui, pour des raisons biologiques ou autres, n'y trouvent pas complètement place, discours qui sont mutuellement et totalement contradictoires, opposés er incompatibles, mais que par un biais qui apparait surtout partisan et idéologiques, ils prétendent illustrer et dénoncer l'un par l'autre. Par exemple, dans les cas, certes très minoritaires, d'enfants qui naissent avec une ambigüité sexuelle, si les "corriger" par la chirurgie réassignatrice c'est mal parce que c'est John Money, la pédophilie, le suicide de David Reimer etc., et que les laisser dans l'indifférenciation c'est tout aussi mal parce que c'est le relativisme, la négation de la complémentarité "naturelle" des sexes et la "théorie du genre" qui mène au queer, qu'est-ce qui reste? L'avortement d'office ou l'euthanasie pour ceux dont l'ambigüité apparait après la naissance (#ohwait)? Ou alors on s'en fout, ils sont super minoritaires et c'est leur faute: ils n'avaient qu'à être normaux?

 

Ce qui m'amène à ma deuxième remarque...

john money - propagande anti gender2) Les opposants aux études de genre aiment bien dire qu'ils défendent "l'enfant", un enfant abstrait, idéalisé, qui s'épanouit naturellement dans une identité sexuelle fermement établie, et que l'influence des études de genre va déstabiliser. Mais cet enfant est-il si représentatif? Je ne pense pas seulement à l'extrême-minorité d'intersexués, ni aux homosexuels, ni aux personnes qui vivent une identité de genre différente de leur identité sexuelle biologique (les transgenres), mais tout simplement à tous ceux qui s'exposent quotidiennement aux sourires aux brimades et au mépris de leur entourage, car ils n'apparaissent pas typiques de leur sexe: les garçons trop timides, effacés ou efféminés, les filles "garçon manqué". Tous ces exemples sont ultra courants: nous en avons tous vu vivre l'enfer au collège ou en primaire: et c'est le discours traditionnel sur la différence des sexes qui est au fondement de leur souffrance, et non la "théorie du genre". Prenons donc peut-être un peu moins de temps à nous demander quels dégâts un discours qui remettrait en cause les fondements biologiques de la différence des sexes pourrait faire aux enfants, et un peu plus à observer ceux, parfois très graves, que les stéréotypes de genre font tous les jours à ceux-ci. Je pense qu'il y a de quoi faire.

 

Aristote.jpg3) Je dois cependant réfuter une critique très injuste qui est faite à ces militants contre les études de genre qui brandissent le spectre de John Money: on leur reproche souvent d'être figés dans une conception aristotélicienne de la nature. Alors qu'ils s'affranchissent allègrement d'un des principes premiers de la philosophie d'Aristote, le principe de non contradiction :

" Le principe le plus solide de tous est celui à propos duquel il n'est pas possible de se tromper... Quel est ce principe ? Il est impossible que le même prédicat appartienne et n'appartienne pas en même temps à la même chose et sous le même rapport... Il est, en effet, impossible à quiconque de croire que le même à la fois est et n'est pas, comme certains s'imaginent qu'Héraclite l'a affirmé... Si donc il n'est pas possible que les contraires appartiennent en même temps à la même chose, et comme l'opinion contraire à une opinion est sa contradictoire, il est manifeste qu'il est impossible que le même homme pense simultanément que le même est et n'est pas."

[Aristote, Métaphysique, Gamma, 3]   

 

 

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  • Le blog de 4 amis réunis autour de la philosophie de Michel Onfray qui discutaient de la philosophie, littérature, art, politique, sexe, gastronomie et de la vie. Le blog a élargi son profil depuis avril 2012, et il est administré par Ewa et Marc
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