Le cours donné par Stanislas Dehaene au Collège de France en janvier 2009 faisait partie de toute une série des cours sur la psychologie cognitive expérimentale intitulée « L’inconscient cognitif et la profondeur des opérations subliminales » .
Je vous recommande vivement la deuxième partie de la vidéo (à partir de la 31ème minute), c’est-à-dire, une introduction historique et critique à l’inconscient cognitif. Stanislas Dehaene y présente l’histoire des concepts majeurs du traitement non conscient des informations dans le cerveau humain, concepts élaborés par des philosophes, psychiatres, sociologues, physiologistes, neuroscientifiques. Il y est question de Descartes, Spinoza, Diderot, Leibniz, Marshall Hall, Hughlings Jackson, Sigmund Exner, Théodule Ribot, Gabriel Tarde, Pierre Janet…
Quant au grand gourou viennois, Dehaene constate fermement que premièrement - l’inconscient n’est en aucun cas l’invention de Freud, le concept de l’inconscient existait déjà bel est bien au XIX siècle et était le résultat du travail de nombreux chercheurs; et deuxièmement - la théorie freudienne de l’inconscient n’a pas sa place dans la psychologie contemporaine.
En conclusion, à la lumière des récentes découvertes, ce n’est pas l’inconscient, mais la conscience qui constitue ce continent «mystérieux», et c’est elle qui commence vraiment à intéresser les neuroscientifiques.
J’ai transcrit quelques fragments de ces constatations ci-dessous.
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- Je sais évidemment qu’on m’attend au tournant, et qu’en parlant de l’inconscient cognitif, on s’attend à ce que quelque part le spectre de Sigmund Freud soit évoqué. Je m’empresse de dire que ce ne sera pas le cas et qu’en fait vous verrez que ces questions d’inconscient cognitif sont très largement perpendiculaires, complètement orthogonales, je dirais, aux questions qui ont motivé les analyses freudiennes. L’historique nous montre que le concept d’inconscient ne date pas du tout dès propositions de Freud et que dès le XIX siècle, comme le montre cette citation de William James, le concept d’inconscient était non seulement tout à fait en place mais était déjà considéré comme l’une des découvertes fondamentales de la psychologie. Je me référerai souvent sur ce plan historique au petit livre de Marcel Gauchet (L’inconscient cérébral) qui écrit ceci : « quand Freud déclare en substance en 1925 qu’avant la psychanalyse était de règle d’identifier psychisme et conscience (qui est une idée qui circule encore parmi les psychologues), et bien, force nous est de constater que c’est rigoureusement faux et qu’il y avait bien avant ces questions une étude très approfondie et déjà très ancienne du traitement non conscient.« Comme le souligne Lionel Naccache dans son livre sur le nouvel inconscient, de nombreux aspects de la théorie freudienne ne trouvent pas de soutien ou simplement pas d’équivalent dans les sciences cognitives contemporaines, pas encore peut-être, mais moi, je crois que la division est un peu plus radicale que cela, et donc la notion de l’inconscient qui serait intelligent, qui serait doté en soi de l’intention, des désirs qui lui sont propres, l’idée que l’infantile est la source de tout l’inconscient, l’idée qu’il y a le processus actif de refoulement qui renvoie vers le non conscient des idées qui seraient dangereuses ou qui demanderaient être censurées, ces questions-là n’ont pas d’équivalent, à ma connaissance, dans la psychologie contemporaine. Pour éviter toute confusion avec les constructions théoriques freudiennes, vous avez vu que j’aime le terme d’inconscient cognitif qui était proposé par Kihlstrom ou tout simplement le terme neutre de non conscient qui réfère de façon absolument neutre à l’ensemble des processus qui s’exécutent en l’absence de prise de conscience de la part du sujet. (31:30)
- J’ai été absolument stupéfait de lire dans le livre d’Ellenberger (Histoire de la découverte de l’inconscient) et celui de Gauchet l’histoire de Sigmund Exner qui est un neurologue, collègue de Freud à Vienne, et qui écrit tout à fait clairement qu’il faut se méfier d’attribuer une personne aux observations que l’on peut faire en neurologie. Alors il écrit ses phrases qui sont absolument extraordinaires : « les expressions je pense, je sens ne sont pas de bonnes manières de s’exprimer. Il faudrait dire ça pense en moi, ça ressens en moi. » C’est tout à fait stupéfiant, c’est avant Freud… (45:50)
- La troisième personne que je voulais citer, c’est Pierre Janet bien entendu, autre titulaire de la chaire de psychologie qui, au côté de Charcot, effectue les premières recherches expérimentales du somnambulisme, de l’hypnose, de l’hystérie, de l’écriture automatique, de tous ces états de conscience modifiée un petit peu étranges qui, à l’époque, passionnent le public et qui montrent que dans ces états il existe effectivement une forme d’envahissement du sujet par des idées qui sont largement automatiques et non conscientes. Il effectue en fait les premières études, qu’on pourrait appeler préfreudiennes, de patients névrosés, possédés par des idées fixes, et il montre que certaines de ces idées relèvent effectivement de la petite enfance. Beaucoup de ses idées sont en fait des précurseurs des idées de Freud, on ne peut vraiment pas considérer que les idées de Freud surviennent dans un vide, ce que montre très bien le livre d’Henri Ellenberger. Dès 1913 Pierre Janet a un débat tout à fait vif avec Freud parce qu’il revendique la paternité des idées qui sont présentées par Freud et qu’il a développé dans un livre en 1889 « L’automatisme psychologique », dans lequel il montre que beaucoup de nos activités relèvent, en totalité ou en partie, d’automatismes non conscients. Pierre Janet revendique également la paternité du mot subconscient. Il le dit - et il semble que ce soit vrai puisqu’on n’a pas retrouvé ce mot auparavant - que le mot subconscient lui est dû et qu’il a introduit volontairement ce mot pour décrire cette série, ce bouillonnement des buts non conscients et qui parfois sont très anciens. En conclusion, il est tout à fait clair que à la fin du XIX siècle le concept d’opération non consciente est déjà très largement familier des psychologues parisiens en particulier, et je crois dans le monde, William James le souligne de façon tout à fait nette. (49:30)
- Tout ceci conduit à une forme de révolution qui évidemment a un impact majeur dans le domaine des sciences cognitives, c’est-à-dire de voir que des opérations qu’on attribuait autrefois uniquement au domaine du psychisme peuvent en fait être réalisées par des machines, le domaine des machines s’étend par le biais de ces études et la métaphore de l’ordinateur conduit à l’émergence de modèle nouveau en psychologie, modèle explicite de traitement d’information, puis les modèles du nouveau type qui sont des modèles connectionistes. On ne va pas rentrer dans les détails, mais j’aimerais simplement souligner que ça a conduit à un vrai renversement de la perspective sur le problème de la conscience. C’est-à-dire que avec ces nouvelles avancées, le traitement non conscient devient la norme, devient facile à concevoir, il n’y a pas des problèmes particuliers à concevoir qu’une machine, par des opérations successives qui peuvent être décrites dans tous les détails, réalise des opérations qui relevaient auparavant du niveau du psychisme. Donc, jouer aux échecs, pour prendre cet exemple très simple, peut relever d’un traitement mécanique et non conscient, pourquoi pas. Ce qui est difficile à concevoir maintenant, c’est le traitement conscient, et finalement c’est là que achoppe la recherche actuellement, c’est-à-dire la capacité de trouver des modèles dans lesquels il y a un sens à parler de conscience. Dans la vision après tout matérialiste qui est celle de la recherche en neuroscience cognitive, il n’y a pas de raison de penser qu’on ne puisse pas définir des architectures de la conscience. Mais il est vrai qu’il y a un problème particulier à se demander à quel niveau, quel genre d’architecture il faudrait avoir dans un ordinateur pour qu’il ait un comportement qu’on pourrait qualifier de conscient. C’est un renversement complet de la perspective, parce que auparavant, je pense jusqu’au XIX siècle très largement, le traitement conscient ne posait pas de questions, c’était finalement comme ça que fonctionnait le psychisme, et c’est le traitement non conscient qui paraissait mystérieux. Et dans une certaine mesure, au début de cet exposé, lorsque je vous ai parlé de traitement subliminal, on retrouve un petit peu cette notion-là, c’est-à-dire, intuitivement, ça ne nous parait pas poser de questions que nous soyons conscients du monde extérieur, mais ce qui nous parait poser de questions c’est que nous ayons des motivations non conscientes. Mais la métaphore de l’ordinateur et la mécanisation, et même la naturalisation de l’esprit qui étaient rendues possibles par les avancées que j’ai décrites, nous conduisent à renverser complètement la question : le traitement non conscient ne devrait pas poser de problèmes particuliers, il est après tout le résultat de cette machine cérébrale, et c’est évidemment la frontière, le passage au niveau conscient qui soulève les questions tout à fait particulières. (01:04)