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1 juin 2014 7 01 /06 /juin /2014 16:24

 

 

Michel Onfray a signé une tribune dans Le Nouvel Observateur N° 2586 (29.05.2014) intitulée :

 « Marine Le Pen fait déjà la loi » 


Le-Front-national-jubile article landscape

 

 

Le paysage politique français est coupé en deux : la droite et la gauche. Certes, mais ces deux morceaux sont eux-mêmes scindés en deux avec les libéraux et les antilibéraux. En France, il existe donc quatre grandes familles qui, en fait, n’en font véritablement que deux, mais pas celles que l’on croit… Le clivage droite-gauche suppose donc un autre partage avec, d’une part, droite de droite et droite de gauche, d’autre part, gauche de droite et gauche de gauche. On ne s’étonnera pas que la droite de gauche (UMP) et la gauche de droite (PS) soient plus proches l‘une de l‘autre que la droite de droite (FN) de la droite de gauche et la gauche de gauche (FG) de la gauche de droite.

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L’ancienne bipartition a fait long feu : jadis Giscard & Mitterrand, Chirac & Mitterrand, Sarkozy & Hollande donnaient l’impression de s’opposer. En fait, l’opposition n’était que de façade, elle ne se manifestait que de façon rhétorique au moment des élections. Une fois parvenus au pouvoir, Giscard se gauchisait, Mitterrand se droitisait, et l’un et l’autre menaient une politique assez semblable. 

Signes du mélange des genres : le conservateur libéralisait l’avortement alors que progressiste imposait la rigueur. Ou bien : prétendument héritier de De Gaulle, Chirac supprimait le service militaire, un geste qui pouvait satisfaire la gauche antimilitariste, et, hypothétiquement héritier de Jaurès, Mitterrand convertissait le pays au libéralisme avec Maastricht, une option qui aurait dû ravir les centristes et la droite. Ou bien encore : Mitterrand engageait la France dans la guerre du Golfe et Chirac refusait de faire la guerre en Irak; le socialiste se faisait belliciste, et le gaulliste, pacifiste…

 

Sur les plateaux de télévision, ces faux frère ennemis s’opposaient. En fait, la droite parlait à droite et la gauche parlait à gauche, alors que la droite et la gauche gouvernaient au centre, en libéraux qui souscrivaient aux valeurs du marché. Seules les rhétoriques étaient encore de droite et de gauche alors que les pratiques étaient consensuellement en faveur de l’Europe libérale décrétée religion obligatoire par Mitterrand en 1983. 

 

« Maastricht » a été présenté par lui comme l’avenir, le progrès, la solution à tous les problèmes: cette Europe libérale, il nous la présente comme la seule. Quiconque n’en veut pas, parce qu’elle est libérale et non parce qu’elle est Europe, passe pour un ennemi de l’Europe, donc un ami des nations. Au Bundestag, Mitterrand qui fait l’éloge du courage des soldats allemands pendant la dernière guerre mondiale affirme que les nations, c’est le nationalisme, et que le nationalisme, c’est la guerre ! Dans ces conditions, qui peut vouloir défendre la nation ?

 

Cette Europe devait apporter la paix, la prospérité, le plein emploi, l’amitié entre les peuples, la puissance dans le concert des nations. Qui pouvait vouloir la guerre, la décadence, le chômage, la haine entre les peuples et l’impuissance internationale ? Or ceux qui ont voté oui à Maastricht (Mélenchon en était, moi pas…) n’ont pas eu la paix, mais la guerre en Europe centrale, quand ils n’ont pas justifié la présence de militaires européens dans des conflits partout sur la planète; ils n’ont pas eu la prospérité, car le marché libre a engendré la paupérisation: les pauvres de plus en plus nombreux et de plus en plus pauvres, les riches de moins en moins nombreux et de plus en plus riches; la prospérité n’a pas été au rendez-vous pour les milieux modestes, car le passage à l’euro, par la pagaille mentale que suscitait la conversion au moindre achat, a étranglé le peuple tant il a été l’occasion de hausser les prix pendant que les salaires n’augmentaient pas; ils n’ont pas eu le plein emploi: le plombier polonais n’était pas une fiction, mais une réalité car, à défaut d’harmonisation par le haut des droits du travail des pays européens, la main-d’œuvre issue de certains pays était plus rentable parce que les salariés étaient moins protégés, n’importe quel patron, soumis à la concurrence internationale, avait intérêt à baisser ses coûts de production en délocalisant ou en travaillant avec des ouvriers arrivés en France et exploités au regard de la loi française; ils n’ont pas eu l’amitié entre les peuples: la rivalité qu’imposait le libéralisme aux salariés des pays européens n’a pas joué en faveur de la sympathie entre les prolétaires mis en compétition; ils n’ont pas eu la puissance d’une Europe forte, car le libéralisme qui l’anime depuis un quart de siècle n’a pas joué en faveur d’une Europe sociale - qui aurait eu la faveur des peuples…


Le calcul de Mitterrand était cynique et personnel: en renonçant à gouverner à gauche, en laissant la France de côté pour se soucier de construire un Europe à laquelle il pensait pouvoir plus facilement attacher son nom, Mitterrand a œuvré à ce chantier en faisant passer la France au second plan.


Cette Europe a failli. La droite de gauche et la gauche de droite se partagent le pouvoir à la faveur de la Constitution de 1958 qui favorise le bipartisme. Ce bipartisme a failli. En 2005, le peuple français a massivement fait savoir qu’il ne voulait plus de cette Europe libérale, qu’il en voulait une autre, en l’occurrence une Europe sociale. Non pas plus du tout d’Europe, mais une autre Europe.

 

Comme un seul homme l’UMP et le PS ont méprisé le vote populaire en se rassemblant au Congrès pour voter ensemble contre le vote du peuple: ce jour de 2008, le peuple a enfin compris qu’il était floué par ceux qui disent le représenter et que se contentent de défendre l’idéologie de la boutique qui les appointe.

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Ce bipartisme qui a failli a engendré un autre bipartisme: celui qui oppose deux fronts, le Front national et le Front de GaucheIl y a autant du FN de Jean-Marie Le Pen au Rassemblement plantu lepen-melenchonbleu Marine de sa fille que du PCF de Maurice Thorez à celui de Pierre Laurent. Certains de ceux qui refusent le bipartisme UMP-PS se retrouvent dans cet autre bipartisme FN-FG: des transfuges montrent d’ailleurs la porosité. D’anciens cégétistes ou communistes soutiennent désormais Marine Le Pen, des gens qui ont voté à « gauche » votent désormais pour ce rassemblement.


Ce qui réunit les deux fronts est important : un même refus de l’Europe libérale, une même condamnation des logiques de Maastricht, une même franche suspicion pour l’euro, un même ras-le-bol des partis qui défendent l’Europe libérale, une même condamnation de la quasi-totalité de la presse et des médias qui, aux mains des banquiers, se font les courroies de transmission quotidiennes de l’idéologie libérale, un même souci du petit peuple, une même condamnation des élites qui ont failli, une même défense de l’État et, c’est nouveau au FN, un même éloge des services publicsSur des questions d’actualité, l’intervention en Syrie, le soutien à Poutine, la défense de Kerviel transfiguré en victime du système, les convergences entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon sont visibles.

 

Seule la question de l’islam distingue le FN du FG: un danger pour l’une, une chance pour l’autre. Voilà pourquoi la première rassemble le double de voix du second. Pragmatique, Marine Le Pen pose les questions que tout le monde se pose; idéologue, Mélenchon estime que ces questions ne sont pas légitimes - elles se posent pourtant. Si le franc-maçon laïc Mélenchon était aussi fâché contre l’islam qu’il l’est avec toutes les religions, sauf celle-là, les rapports seraient inversés, et c’est Marine Le Pen qui ferait du score électoral à deux chiffres une victoire. La vie politique française s’organiserait alors autour de Jean-Luc Mélenchon – ce qui serait nettement plus souhaitable pour gauchiser la gauche de gouvernement...

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Une frange de la population ne se reconnaît pas dans ces quatre offres: elle rassemble ceux qui ont compris que le libéralisme était à l’Europe contemporaine ce qu’a été le marxisme-léninisme à la seconde moitié du XXe siècle: quand on en pointait les failles, on s’entendait dire que c’était parce qu’il n’y en avait pas assez - comme le manque de marxisme expliquait l’impéritie du marxisme, c’est aujourd’hui le manque de libéralisme qui justifierait l’état dans lequel nous nous trouvons ! Ceux qui ont de la mémoire ont vu que l’UMP et le PS défendent un monde dont ils ne veulent plus, même s’ils ont été sensibles un jour à la propagande mitterrandienne.

 

Une autre partie de la population ne se reconnaît pas dans l’offre antilibérale: parfois elle voudrait bien d’une partie de Le Pen, mais sans son arrière-plan de droite catholique - retour à la peine de mort, refus de l’avortement, défense de la famille catholique, condamnation de la modernité au nom de la tradition; parfois, elle voudrait bien d’une partie de Mélenchon (c’est mon cas…), mais sans l’arrière-plan de la gauche robespierriste coupeuse de têtes - gauche de ressentiment, options populistes au lieu de populaires, logiciel idéologique des années 1950-1970, culte du chef…

 

Une dernière partie ne se reconnaît plus dans ces quatre possibilités: déçue, lucide, elle sait que la règle libérale du eu électoral libéral dégagera un libéral, de droite ou de gauche, mais un libéral. Lors des débats télévisés, ils se seront opposés, mais ils voteront les mêmes lois au Parlement européen.

 

Elle sait aussi que les antilibéraux n’auront que des strapontins sur lesquels ils pourront faire les tribuns de la plèbe sans que leurs prises de parole portent à conséquence. Les libéraux argueront même que ces diatribes prouvent le caractère hautement démocratique de leur institution ! Elle sait aussi que ces tribuns émargeront pour cette fonction et, protégés par les partis qui les auront choisis pour siéger, c’est le principe de la liste partidaire, qu’ils auront une fiche de paie très en dessous de la leur…

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Quoi qu’il en soit, Marine Le Pen s’est servie de l’Europe pour la prochaine présidentielle - les prochaines présidentielles devrait-on dire. Désormais, elle incarne la force politique en regard de laquelle se constituent toutes les stratégies et toutes les tactiques des autres partis. Elle fait déjà la loi… Je suis moins furieux contre elle, qui est un symptôme, que contre tous ceux qui l’ont rendue possible depuis 1983. On ne peut humilier un peuple sans qu’il ait un jour envie de recouvrer sa dignité, même en se trompant sur les moyens. Laisser à Marine Le Pen le monopole de la restitution de la dignité du peuple abîmé par trente années de libéralisme n’est pas une fatalité. Si la gauche en avait envie, rien ne lui serait plus facile: il suffit de vouloir. Mais vouloir n’est plus dans le vocabulaire socialiste depuis longtemps car l’Europe libérale empêche que les nations veuillent autre chose que ce qu’elle veut.

 

Michel Onfray     


 

Réactions 

  • atlantico - Revue de presse des hebdos - Barbara Lambert - 29.05.2014
  • Bakchich - « Où Michel Onfray amalgame Front de Gauche et Front National… » - Sébastien Fontenelle - 29.05.2014
"En somme : M. Onfray, qui excelle donc (aussi) dans l’art de l’amalgame émétique, et dont la prose prend ici des airs de dessin (dégueulasse) de Plantu, décrète là que rien ne différencie le Front de gauche du Front national."
"Il devrait rester à débattre de philosophie avec Badiou, le sieur Onfray, il y est plus brillant. Là ce professeur régresse en mode "potache"! Je ne suis pas chargé de défendre le FDG, je n'en suis pas membre. Mais cet amalgame porte danger à toute la gauche. [...]
Le Front de gauche porte une critique sociale anti-capitaliste (moindre que celle du NPA certes) que le FN n'a pas. Le FN défend le capitalisme, la classe dominante nationale, l'oligarchie nationale derrière la façade du peuple-nation."

 

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17 mai 2014 6 17 /05 /mai /2014 18:09

 

 

Un entretien avec Michel Onfray paru dans le numéro 890 de Marianne daté du 9 mai 2014. Propos recueillis par Antoine Louvard.


Michel Onfray : « Certains livres sont des poisons » 


"On a tué au nom de la Bible, du Talmud, du Coran, du Contrat social, du Capital, de Mein Kampf, du Petit Livre rouge, de la Critique de la raison dialectique..."


mariane-couv.jpg         le réel n'a pas eu lieu onfray

 

 

Après s'être consacré à une contre-histoire de la philosophie, Michel Onfray s'attaque à la littérature. Dans son nouveau livre, "Le réel n'a pas eu lieu", il décortique ce qu'il nomme "le principe de don Quichotte".

 

Marianne : D'où vous vient ce projet de faire une contre-histoire de la littérature ? Et quel rapport entretient-il avec votre Contre-histoire de la philosophie ?

 

Michel Onfray : D'abord, j'aime assez les gros chantiers. C'est mon aspect ogre. La Contre-histoire de la philosophie dépassera les 10 volumes, huit sont parus, le Journal hédoniste en est à son sixième tome, la Philosophie féroce a déjà trois volumes parus, trois autres sont faits et à paraître, j'ai, d'une certaine manière, réalisé une série de monographies sur des peintres contemporains en six volumes, et cette Contre-histoire de la littérature est partie pour se décliner en six volumes.

La contre-histoire de la philosophie se proposait un chantier vaste : vingt-cinq siècles de philosophie dans les marges, en dehors des institutions, avec le souci d'une relative exhaustivité. J'y travaille depuis plus de douze années, j'ai créé l'Université populaire pour l'enseigner et il me reste deux ou trois années pour parachever l'ensemble.

La contre-histoire de la littérature s'avère plus modeste : une œuvre par siècle, le Moyen Age étant réduit à un seul ouvrage. Je souhaite examiner des romans ou des œuvres littéraires ayant généré des concepts : dantesque, rabelaisien, donquichottesque, sadique, bovaryque, kafkaïen - d'où des lectures de la Divine Comédie de Dante, de Gargantua de Rabelais, de Don Quichotte de Cervantès, des 120 Journées de Sodome de Sade, de Madame Bovary de Flaubert et du Château de Kafka. Ces histoires particulières ont généré des concepts universels ; je souhaite examiner ces œuvres pour penser philosophiquement ces concepts

 

Marianne : Dans ce premier volume, vous êtes très dur vis-à-vis de don Quichotte, à rebours de l'analyse classique qui voit en lui un gentilhomme tout dévoué à son idéal...

 

Michel Onfray : Il y a quelque chose de tendre a priori dans don Quichotte quand on se suffit de ce que l'on sait de lui... Quand on ne sait rien de lui ! Autrement dit, quand on n'a pas encore travaillé, plume à la main, ce gros roman de presque 1 000 pages. Avant cette lecture intégrale et attentive, j'avais lu, il y a très longtemps, sans prendre de notes, et juste dans le souci de me distraire, ce roman qui me semblait alors un simple récit d'aventures dans lequel don Quichotte m'était apparu comme... donquichottesque ! J'étais contaminé par ce que le concept produisait sur le personnage. Averti de sa nature par ce que le concept prédéterminait, j'avais lu ce qu'on me demandait de lire.

C'est en interrogeant vraiment le livre, le personnage, le concept de donquichottisme que j'ai découvert autre chose. C'est ce travail que je nomme un travail de contre-histoire : se défaire de la chape de plomb de la tradition, de ce qui se dit, s'enseigne et se transmet, pour me faire une idée par moi-même. C'est alors que j'ai vu ce qu'on ne dit pas habituellement : don Quichotte comme l'archétype du dénégateur. Autrement dit, une figure universelle et très contemporaine ! Nos temps nihilistes donnent en effet aux figures de la dénégation une place majeure.

 

Marianne : Comment définissez-vous ce phénomène de dénégation ?

 

Michel Onfray : La dénégation est un concept qui se trouve dans le dictionnaire de la langue française, mais dans la seule acception freudienne. Si, comme moi, on ne souscrit pas à la parapsychologie du docteur viennois, que fait-on de ce concept ?

Je souhaitais l'examiner dans une configuration philosophique, et non freudienne : la dénégation n'est pas refoulement de ce qui surgit de l'inconscient pour y retourner après un effet de la censure lors d'une analyse, mais effacement du néocortex au profit du cerveau reptilien, à qui l'on doit une décision relevant de la violence animale qui nous habite quand nous n'avons pas été à la hauteur. La dénégation est l'opération de celui qui ne veut pas voir qu'il a été très au-dessous de l'idée qu'il se fait de lui-même.

Ainsi, les voleurs, les violeurs, les menteurs avouent rarement qu'ils sont voleurs, violeurs, menteurs... Pris la main dans le sac, ils n'ont rien fait. La dénégation permet d'éviter de se retrouver face à une image de soi dégradante et dégradée quand on se fait de soi une idée plus élevée. Dans ces cas-là, le dénégateur est celui qui affirme que le réel n'a pas eu lieu. Chacun a connu ce genre de spécimen. Il m'est même arrivé de voir des gens très doués pour reconnaître la paille de la dénégation dans l'œil du voisin qui ne voyaient pas la poutre qui était dans le leur. Logique même de la dénégation...

 

Marianne : La foi en un idéal et le refus du réel, loin de s'opposer, ne sont-ils pas, en réalité, la même chose vue sous des angles différents ? C'est le sens de la citation de Nietzsche que vous placez en exergue de votre livre, énonçant que « les convictions sont des ennemies de la vérité plus dangereuses que le mensonge ».

 

Michel Onfray : Croire à un idéal est une bonne chose, sauf quand on croit plus vrai l'idéal que le réel lorsqu'il donne tort à l'idéal ! ["Je crois plus à mes idées qu’aux gens. J’ai une espèce d’idéal qui fait probablement de moi un psychorigide". - NDE ;~)] L'idéal doit être un principe directeur, pas un acte de foi : il dirige l'action, mais si ce qui a lieu montre que l'idée est fautive, il faut changer d'idée - les croyants en un idéal changent de réel, mais jamais d'idée. Ainsi les croyants en Dieu, les militants, ceux qui adhèrent à un parti, les figures encartées, les disciples (marxistes, freudiens, lacaniens, althussériens, heideggériens, foucaldiens, derridiens, etc.), les idéologues qui sont d'abord de droite ou de gauche, croyants ou athées, avant de penser librement. Ce qui, convenez-en, fait du monde...

 

Marianne : Plusieurs fois ici, vous effectuez une sorte de critique de la lecture. Vous dites à un moment de don Quichotte qu'il a « trop lu », puis, à propos de Sancho, qu'il n'est pas « encombré par l'idéal : il n'a lu aucun livre ». Que signifie « trop lire » ? Les livres peuvent-ils être un poison ?

 

Michel Onfray : C'est justement quand on est un grand lecteur qu'on finit par savoir et comprendre un jour qu'il ne faut pas lire trop de livres, mais bien lire peu de livres. Et c'est le temps qui vous montre ce qui, dans une bibliothèque, est glose inutile qui vous éloigne du monde pour vous enfermer dans la bibliothèque et vous empêcher de voir le monde, ou bien livre qui invite à dépasser le livre pour aller voir le monde vraiment. Vous pouvez lire des centaines de livres qui entretiennent votre foi, ce seront autant de livres qui vous empêcheront de penser vraiment et qui vous conforteront dans votre incapacité à voir le monde.

Quand le mur de Berlin est tombé, les bibliothèques remplies de littérature marxiste sont devenues caduques ; or, des deux côtés du Mur, des gens ont parfois passé une vie à ne lire que cette littérature qui entretenait leurs fictions. Je n'ai pas la religion du livre mais le goût de l'intelligence libre et libérée. Et il faut du temps pour comprendre que certains livres entretiennent l'obéissance alors que d'autres invitent à l'insoumission.

Enfin, que certains livres soient des poisons, bien sûr... On a tué au nom de la Bible, du Talmud, du Coran, du Contrat social, du Capital, de Mein Kampf, du Petit Livre rouge, de la Critique de la raison dialectique... Pas au nom des Fleurs du mal, de la Recherche du temps perdu, ou des poèmes de Jaccottet, pour prendre un récent auteur « pléiadisé ».

 

 

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26 avril 2014 6 26 /04 /avril /2014 10:56

 

 

Une interview avec Michel Onfray publiée par Julien Bisson dans L’Express le 25 avril 2014:

Michel Onfray balance sur Houellebecq et Angot


onfray serei 5

 

  • Vous commencez la publication d'une Contre-Histoire de la littérature ? Est-ce un simple écho à votre travail sur la philosophie, ou cela revient-il aussi à dire que l'histoire de la littérature a jusqu'ici été mal faite?

Bien sûr, il y a une forme de clin d'oeil à mes travaux précédents, mais ma démarche avec la littérature est différente de celle que j'ai entreprise avec la philosophie. Je n'ai pas la prétention de dire que l'histoire de la littérature a été mal faite, mais j'avais envie de parler de chefs-d'oeuvre qu'on ne connaît souvent que de réputation, ou dont on n'avait pas encore tout dit. 

Sade, par exemple, n'est pas lu ou bien il l'est avec les lunettes d'Apollinaire. Don Quichotte, pour moi, est moins une critique de l'idéal chevaleresque que le roman de la dénégation. C'est le problème des chefs-d'oeuvre: ils brillent d'un éclat tel que souvent on ne les voit plus. Mais si on a une fraîcheur de lecture, subjective, personnelle, singulière, on trouve toujours quelque chose à en dire, hors des discours classiques.

 

  • Faut-il faire l'économie de la biographie d'un auteur?

Surtout pas. C'est ce que je fais en philosophie: l'oeuvre complète lue dans l'ordre chronologique en confrontation avec la correspondance et la biographie. Si on veut être pédant, c'est ce qu'on appelle la déconstruction existentielle.

Cela marche également pour la littérature. Pour Sade par exemple, l'aspect biographique est essentiel. Tout le monde dit que ce qu'écrit Sade est une fiction littéraire, que c'est parce qu'il n'a pas eu une sexualité débauchée qu'il avait cette écriture-là, et que c'est l'écrivain seul qui a été emprisonné sous la monarchie, la République et l'Empire. Or, ce n'est pas ce qu'on découvre quand on lit la biographie de Gilbert Lely! Mon hypothèse est qu'il a été un délinquant sexuel, qu'il y eut séquestrations, tortures, actes de barbarie, traitements inhumains et dégradants... Ce sont ses actes qui l'ont conduit en prison, et non une éventuelle liberté de pensée et d'expression.

 

  • Peut-on théoriser sur le roman, donc sur de la fiction, comme on le fait sur des concepts philosophiques?

Je n'ai pas l'impression de théoriser: le titre de mon ouvrage, Le réel n'a pas eu lieu, c'est le principe même de l'oeuvre. Il y a quelque chose d'universel dans ce que nous dit Cervantès -c'est même ce qui fait l'essence d'un chef-d'oeuvre. Alors évidemment, la réception n'est pas toujours la même, il y a d'ailleurs une histoire de la réception de Don Quichotte: il y a une réception de droite, de gauche, d'extrême droite, d'extrême gauche, nationaliste, chrétienne... C'est l'universel qui est susceptible d'intéresser un philosophe dans un roman, ce qu'il dit de l'homme dans tous les pays et à toutes les époques. C'est ce qui fait la richesse de ces ouvrages-là. Et assurément la différence entre un bon et un grand roman.

 

  • Cela signifie-t-il que le roman, par essence fictionnel, peut prétendre à la vérité, à l'instar de la philosophie?

Oui, la philosophie n'a pas le privilège de la vérité, ni même de l'erreur. La fiction est parfois plus porteuse de vérité. Dans le Gulliver de Swift, il y a plus de vérité que dans nombre de réflexions philosophiques, notamment politiques. Pourvu que la littérature soit littérature: aujourd'hui, on assiste à un appauvrissement du roman. Le propre de la littérature pour moi est quand même l'imagination. Or voilà qu'elle est réduite à une sorte d'autofiction qui voit chacun raconter un bout de sa vie -surtout si on y trouve du sexe, du croustillant. J'en veux pour preuve le succès de Marcela Iacub, de Christine Angot et d'un certain nombre de gens qui, par défaut d'imagination, pensent que changer les noms propres suffit à faire de la littérature. Je ne le crois pas. 

On me demande souvent: "Alors, quand écrivez-vous un roman?" Je réponds que j'en suis incapable, que je n'ai pas d'imagination. Je peux raconter quelque chose que j'ai vécu, mais je ne peux pas créer des personnages et inventer des situations. Or, pour moi, le grand romancier -même en prenant en compte la déclaration de Flaubert, "Madame Bovary c'est moi" -ce n'est pas celui qui raconte sa vie, c'est celui qui, à partir d'une anecdote, du particulier, atteint l'universel. Celui qui produit un archétype qui permettra de dire: c'est comme cela que ça a toujours marché et que cela continuera de marcher.

 

  • Le roman doit-il développer des idées ou peut-il se contenter de présenter des personnages et une action?

Le roman à idées est souvent lourd et pénible. Quand le roman touche à la philosophie, il le fait à travers des personnages: je pense à Dostoïevski, que les philosophes ont aimé. Ou A la recherche du temps perdu, qui questionne le temps, la mémoire, le souvenir, l'Histoire. Sans même parler de son analyse de l'effondrement de l'aristocratie et de l'émergence de la bourgeoisie. Idem chez Zola, ou Balzac, qui m'inclinent à penser que le roman est utile pour mieux penser le monde.

 

  • Comment lire aujourd'hui, dans une époque qui conspire contre la littérature?

C'est une belle question. Je crois que je commence à avoir l'âge qui permet de tenir des propos de vieux con: on ne lit plus aujourd'hui. Mes amis de jeunesse me disent qu'ils ont connu des étudiants comme moi, qui mettaient le peu d'argent qu'ils avaient dans les livres d'occasion, qui en vendaient pour en racheter d'autres, avec un vrai enthousiasme. Aujourd'hui, on ne voit plus ça. Et c'est assez désespérant.

J'ai été professeur pendant vingt ans, j'ai vu de vieux enseignants qui prenaient leur retraite et les nouveaux arrivants qui les remplaçaient... et j'ai constaté leur inculture. C'est normal d'être un peu inculte quand on arrive aussi jeune, mais ils n'avaient même pas lu les classiques! Or il faut commencer par là: on peut faire l'économie du dernier Houellebecq ou du dernier Onfray, il vaut mieux avoir lu un Malebranche! Les gens qui lisent aujourd'hui sont très peu nombreux. Alors qu'on passe en moyenne trois heures cinquante minutes par jour devant la télévision... Et quand on regarde la liste des best-sellers, qu'est-ce qui se vend? Le prochain bouquin de Valérie Trierweiler, ou bien les Mémoires de Basile Boli. Et pendant ce temps, Yves Bonnefoy vend 300 exemplaires! Alors qu'on pense à lui pour La Pléiade, pour le prix Nobel de littérature. Et on est 65 millions d'habitants? Qu'est-ce que ça veut dire?

 

  • Le lecteur aujourd'hui est-il un résistant?

Oui, certainement. Nous sommes dans une civilisation d'illettrés, au sens étymologique du terme, une civilisation d'Egyptiens. Il y a quelques scribes, qui savent lire et écrire, qui aiment ça, qui ont un rapport amoureux au texte et au papier, et puis il y a les autres. Je ne suis pas dans une logique décadentiste ou réactionnaire. C'est comme ça. Il y a une civilisation qui s'effondre, celle du livre. La vraie conséquence, c'est le formatage du cerveau: c'est un organe dans lequel se trouve ce qu'on y met. Si on y met du vide, il y a du vide. 

Cela signifie aussi le triomphe de la reproduction sociale. Ma mère était femme de ménage, mon père était ouvrier agricole, et pourtant j'ai pu m'en sortir à l'époque. Aujourd'hui, dans la même configuration, je ne m'en sortirais pas. Je serais moi aussi ouvrier agricole. Quand les enfants ne lisent pas, quand l'école ne leur transmet pas cette culture, et qu'à la place on les met devant la télévision, on renonce à les éduquer. Car un cerveau qui ne se concentre pas ne se concentrera jamais. On ne pourra plus lire Guerre et Paix. Les gens qui auront lu A la recherche du temps perdu de Proust du début à la fin seront de plus en plus rares. 

On va vers une civilisation de gens dont le cerveau est fabriqué par les informations en continu: c'est BFM qui fait la loi. Pas de développement dans le temps, pas de dialectique, pas de capacité à s'inscrire dans l'espace mentalement ou intellectuellement, pas de raisonnement. Juste du slogan. Le slogan est dans l'instant pur, il peut se répéter, donc c'est facile. Et désespérant. Et de fait, le livre n'y a plus sa place.

 

  • Devant ce constat, quel est le rôle de l'écrivain aujourd'hui?

Le problème de l'écrivain, c'est l'éditeur. Aujourd'hui un écrivain, c'est quelqu'un dont l'éditeur aura choisi le livre. C'est-à-dire bien souvent ce que les directeurs commerciaux lui auront soufflé à l'oreille. Toute la littérature plus complexe, avec un vrai style, n'est plus publiée. C'est peut-être la littérature de demain, en tout cas ce n'est pas celle d'aujourd'hui. Le livre est devenu une marchandise comme une autre, et il y a de moins en moins d'éditeurs qui font vraiment leur travail. Y compris les éditeurs qui disent "nous sommes des résistants", qui prétendent être dans une autre logique, alors qu'ils sont simplement subventionnés par le CNL et proposent une littérature aussi fausse que la première. Les vrais éditeurs, capables de prendre des risques sans céder aux sirènes de la mode, on ne sait malheureusement plus où les trouver.

 

  • Votre Contre-Histoire s'arrête au XXe siècle. Y a-t-il aujourd'hui des écrivains qui proposent des concepts pour penser l'universel?

L'avantage, quand j'étais publié chez Grasset, c'est qu'on m'envoyait tous les romans publiés chez eux. Ça me paraissait tellement indigent comme littérature que j'ai cherché à jeter un coup d'oeil à autre chose, des auteurs ou éditeurs dont on m'avait parlé. J'ai lu Houellebecq parce qu'il fallait le lire, mais je ne l'aime pas. Il colle trop à l'époque, avec ses antihéros déglingués, son goût pour tout ce qui est sale, malpropre, crade, son dégoût de la vie et son cynisme insupportable. Avec son non-style aussi, sur le mode "sujet verbe complément", truffé de verbes pauvres.

Quand j'écris, moi aussi j'ai a priori des verbes pauvres: être, dire, faire. Je retravaille ensuite mon texte pour les enlever, pour proposer une langue riche, précise. On a l'impression que Houellebecq, lui, ne travaille qu'à quelque chose de gris, de neutre. Je comprends que cela puisse être le miroir d'une époque, mais vu que je n'aime pas notre époque, il ne m'intéresse pas.

Je préfère quelque chose d'original, un auteur qui sorte un peu de son époque. Je me souviens d'un auteur du nom d'Olivier Bleys, qui a publié Le Prince de la fourchette: c'est un livre rabelaisien, avec du vocabulaire, une vraie recherche stylistique. On n'en a pas parlé du tout, alors que dès que Christine Angot publie un livre il y a quatre pages dans Le Monde des livres et dans Libération.

Quant à la littérature étrangère, là aussi c'est une petite partie de la production, un prélèvement. Il y a peut-être un génie japonais de 25 ans qui écrit des choses magnifiques mais qui ne sera jamais publié, c'est cela qui est désespérant. Par le passé, il y avait des éditeurs qui prenaient des risques. Je ne veux pas fantasmer sur Gaston Gallimard, mais lui prenait vraiment des risques pour que Sartre devienne Sartre, que Malraux devienne Malraux, que Camus devienne Camus. J'attends encore que quelqu'un prenne la suite.

 


 

Réactions 

  • hublots - Michel Onfray nous parle de la littérature - 27.04.2014

"... cette interview dit bien ce qu’elle veut dire : c’est bien vrai que les gens ne lisent plus de littérature contemporaine, y compris parfois ceux qui le déplorent."

  • Libération - Amers Michel - Edouard Launet - 07.05.2014

«De la Recherche de la vérité», ouvrage dans lequel le philosophe et théologien Nicolas Malebranche (1638-1715) appelle les deux amers Michel à ne pas prendre leur cas pour une généralité : «La connaissance que nous avons des autres hommes est fort sujette à l’erreur si nous n’en jugeons que par les sentiments que nous avons de nous-mêmes.»"



 

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  • Le blog de 4 amis réunis autour de la philosophie de Michel Onfray qui discutaient de la philosophie, littérature, art, politique, sexe, gastronomie et de la vie. Le blog a élargi son profil depuis avril 2012, et il est administré par Ewa et Marc
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