Michel Onfray se retrouve encore une fois «sur le feu de la presse«. Ses propos ont été recueillis par Yannick Delneste et publiés sur le site Sud Ouest le 18 janvier 2012.
« Camus : un homme, un penseur, un philosophe impeccable »
Michel Onfray parle évidemment d’Albert Camus « subtilement profond », mais aussi de l’anarchisme non violent, de Sartre et Beauvoir - les Thénardiers de la philosophie, de Freud, de la raison et de la passion, de la multiplication des liens lilliputiens tissés par des universités populaires…
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Sud Ouest : Quand et comment avez-vous « rencontré » Camus ?
Michel Onfray : Je dirai probablement comme tout le monde : à l’adolescence… Et c’est le moins bon moment pour comprendre vraiment ce que Camus a à nous dire ! A cette époque on reste à la surface des choses : "L’étranger", c’est l’histoire d’un crime sur une plage, "La Peste", l’histoire d’une épidémie dans une ville d’Afrique du Nord, "Le mythe de Sisyphe", un presque éloge du suicide, "L’homme révolté", une invitation à dire non… Autrement dit, une somme de malentendus. Car Camus est faussement simple et subtilement profond. Il plait pour de mauvaises raisons. Il fait partie des romanciers à lire l’année du bac philo et on ne lit pas son œuvre philosophique en Terminale…
Sud Ouest : Votre regard sur lui a-t-il évolué au fil des années ?
Michel Onfray : Oui, bien sûr. D’abord il y a l’âge : j’ai lu Camus à quatorze-quinze ans… Que peut-on comprendre de "L’Homme révolté" à cette époque de la vie ? Les enjeux de ce grand livre ne sont vraiment compréhensibles que si l’on maîtrise les auteurs qu’il critique - Rimbaud, Sade, Breton, les surréalistes, Lautréamont, Hegel, Marx, Bakounine, etc. Ensuite, je lisais à l’époque Sartre et Beauvoir. Je prenais pour argent comptant ce qu’ils écrivaient : c’est publié chez un éditeur qui passe pour être sérieux alors que dans tous ses livres de Mémoire, Beauvoir forge une légende qui met Sartre en majesté et qui, pour ce faire, multiplie les mensonges sur leurs perpétuelles errances. Or Camus a été sartrisé… Lu avec les lunettes de Sartre… Il faut du temps, du travail, de l’esprit critique pour démonter les légendes, en philosophie comme ailleurs. Sartre a été pitoyable et Camus impeccable. Mais on ne le sait qu’à force de lectures croisées…
Sud Ouest : Votre enthousiasme est total sur Camus. N’y avait-il rien à nuancer chez l’écrivain et philosophe ?
Michel Onfray : En effet, il fut un homme, un penseur, un philosophe impeccable. Et quand on l’est, on l’est en tout. De la même manière que quand on est personnage détestable, on l’est en tout. Quand j’ai travaillé sur Freud, dès que je tirais un fil, c’était pour découvrir un mensonge, une affabulation, une mystification, une légende. Avec Camus, c’est l’inverse : dès qu’on tire un fil, on découvre un beau geste, une grandeur tenue secrète, un bel engagement caché…
Sud Ouest : Pouvez-vous expliquer la notion d’ordre libertaire ?
Michel Onfray : Traditionnellement, on associe l’anarchiste au désordre. Il est le poseur de bombes, le terroriste, le justificateur du terrorisme, le fils de Ravachol ou le copain de la Bande à Bonnot… Or il existe une tradition libertaire française bien oubliée qui est pacifique, non violente, concrète, pragmatique et se propose la révolution par la persuasion, pas par l’attentat. Camus s’inscrit dans cette tradition dans laquelle se trouvent Jean Grave, Sébastien Faure, Han Ryner ou, plus connu, Proudhon.
Sud Ouest : De quelle injustice intellectuelle la plus grande a -t-il été victime ?
Michel Onfray : La haine de Sartre et des sartriens - Henri Jeanson, Simone de Beauvoir et une tas d’autres petites frappes du genre Jean - Jacques Brochier auteur de la formule assassine « Camus, philosophe pour classes terminales »… On a fait de Camus un penseur de droite, soutenant le colonialisme, un homme incapable de lire et de comprendre les textes philosophiques, et cent autres choses toutes aussi fausses les unes que les autres. Camus a été un anticolonialiste de la première heure, un défenseur de l’Algérie méditerranéenne donnant des leçons de sagesse à la France et à l’Europe, un ami de la cause arabe et musulmane, une figure emblématique du socialisme libertaire, un grand philosophe dans la tradition française de la ligne claire.
Sud Ouest : Quelles principales qualités possédait le Camus philosophe ?
Michel Onfray : La droiture, le sens de la justice, l’incorruptibilité, la passion pour la justice et la vérité…
Sud Ouest : Quel regard porterait-il sur le monde d’aujourd’hui ?
Michel Onfray : Dangereux de jouer ce jeu là… On peut imaginer qu’il aurait fait du libéralisme, autrement dit du marché qui fait la loi partout, son adversaire principal…
Sud Ouest : Vous ne ménagez pas, en opposition « historique » à Camus, le couple Sartre-Beauvoir : ce dernier a-t-il fait de mal au monde de la pensée du XX e ?
Michel Onfray : Je me contente de faits : avant guerre, les deux vont en vacances en Italie avec des billets offerts par le régime fasciste, pendant la guerre, ils collaborent avec l’ennemi, lui, en écrivant dans une revue collaborationniste, Comoedia, elle, en travaillant à la Radio-Vichy, après guerre ils empruntent le communisme qui est un formidable ascenseur social et justifient toutes les dictatures, pourvu qu’elles soient de gauche (URSS, pays de l’Est, Chine, Cuba, etc.), tout en traitant de Gaule de »fasciste », etc… Ils disposaient d’un formidable pouvoir avec une revue, un éditeur, une meute qui chassait sur ordre de Sartre et Beauvoir… Leurs propos étaient paroles d’Evangile dans le milieu intellectuel, île faisaient la loi comme on la fait en France depuis le triomphe du jacobinisme de la révolution française : qui tient Paris tient la France… Ces Thénardiers de la philosophie tenaient Paris - avec Saint-Germain-des-Près en QG…
Sud Ouest : Après vous être attaqué radicalement à Freud, vous déclarez votre flamme aussi radicale à Camus : Michel Onfray n’est-il que passion ? Et cette dernière est-elle toujours bonne conseillère ?
Michel Onfray : Ceux qui se prétendent tout de raison sont aussi passion… Croyez vous que les psychanalystes et les journalistes qui, lors de la parution de mon livre sur Freud, m’ont traité de nazi, de fasciste, de pédophile refoulé, de philosophe d’extrême droite étaient du côté de la raison ? Je n’ai rien à me reprocher de ce côté-là : je mets ma raison au service de la passion et non la passion au service de la passion…
Sud Ouest : Vous revenez à l’université populaire des Hauts de Garonne, au sein d’une médiathèque que vous avez inaugurée il y a un an et demi. Quelle est la situation de ce réseau des UP aujourd’hui ?
Michel Onfray : Excellent ! Les UP proposent désormais une alternative gratuite et bénévole dans un monde où l’argent et le marché font la loi… Reste à multiplier ces liens, les ateliers de cette microrésistance libertaire. Le géant Gulliver na-t-il pas été entravé par les Lilliputiens grâce à leur détermination et à la multiplication des liens ?
Marc - Ewa