« Et puis rire… Ne rien craindre ni personne - ni dieux ni maîtres; ne pas entreprendre au-dessus de ses forces et de ses moyens; connaître ses limites et viser le réalisable; ne pas perdre son âme dans des plaisirs dont la satisfaction entraîne sûrement l’insatisfaction; désirer le plaisir de la communauté heureuse avec soi-même; ne pas procréer, ni engendrer; ne jamais s’engager dans les affaires de la cité; ne pas laisser prise aux passions, aux pulsions qui déséquilibrent; ne pas désirer plus que ce qu’on a, ni s’abîmer dans l’envie impossible à satisfaire; consentir aux joies offertes par l’existence tant qu’elles augmentent l’adhésion avec son être; définir l’utile et le nuisible par le contentement et la gêne; s’exercer à chasser de soi les peines rebelles; viser la joie… voilà le mode d’emploi d’un hédonisme qui propose un plaisir fin, subtil, élégant : celui, suprême, de l’autonomie - au sens étymologique.
Alors le rire peut advenir. Le grand rire libérateur de qui comprend que la joie appelle l’adhésion au réel, la célébration du corps, l’amour du vivant immanent et concret, la passion pour ce monde, le seul. Sur le théâtre de Démocrite, les jeunes vierges rient, les anciennes aussi, les philosophes et les portefaix, les boulangers et leurs petits pains, les apiculteurs et leur miel à embaumer également. Rire des enfants et des esclaves, du philosophe incarnant l’antithèse d’Héraclite qui, dit-on, répondait au spectacle du monde par les pleurs.
L’iconographie occidentale a abondamment opposé le rire de Démocrite, le poète à l’écriture claire, aux larmes d’Héraclite, l’acariâtre surnommé « l’Obscur ». Et, de Diogène de Sinope à Frédéric Nietzsche, d’Aristippe de Cyrène à Michel Foucault, on retrouve, comme un trait commun aux matérialistes, hédonistes et autres grands subversifs de l’histoire des idées, cette capacité de rire du monde comme il va. Seuls rient ceux qui prennent le monde au sérieux, justement parce qu’ils le prennent au sérieux. Gardons-nous comme de la peste des philosophes incapables de rire… »
Michel Onfray, Les sagesses antiques, § II Démocrite et le plaisir pris à soi-même, Grasset, 2006
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En supplément, le rire de Bergson, de Rabelais, de Nietzsche…