Nous vous proposons la suite du dialogue - le compte rendu de la deuxième rencontre de Michel Onfray avec Nicolas Sarkozy dans son biureau de la place Beauvau, en 2007.
(Pour lire le rapport de la première rencontre, cliquez ici)
ACTE II
"Michel Onfray : Vous n'avez évidemment pas eu le temps de lire les livres que je vous ai offerts la dernière fois. Avez-vous le souvenir d'un ouvrage de philosophie qui vous a marqué ?
Nicolas Sarkozy : En 1995, j'ai traversé une période difficile. Aux yeux du monde médiatique, je suis passé du «Mozart de la politique» à qui l'on promettait tous les succès, au traître et perfide Iago. C'est à ce moment que j'ai lu, dans la collection orangée Guillaume Budé des Belles Lettres, les lettres de Sénèque à son disciple Lucilius. Je lisais dans le train cette édition où la page de gauche est écrite en latin et celle de droite en français. Mon voisin me regardait lire avec une admiration sans borne. À la fin du voyage, il m'a dit : «Monsieur Sarkozy, je n'ai jamais vu quelqu'un qui lisait le latin dans le texte comme vous.» Je n'ai pas eu le courage de le démentir !
M. O. : Comment en êtes-vous arrivé à Sénèque ?
N. S. : Par un ami… Ce livre lu au milieu des épreuves m'a touché parce qu'il était à la fois très simple et très profond, tout simplement beau.
M. O. : En voilà un qui a vu le pouvoir de près, avec Néron…
N. S. : Effectivement, Sénèque était dans l'entourage de Néron et trouvait quelques vertus dans cet abominable type qui couchait avec sa mère et se vautrait dans des orgies sanguinaires…
M. O. : Vous avez aussi une passion pour Albert Cohen ?
N. S. : Oui, j'aime beaucoup Albert Cohen dont la plus grande oeuvre est pour moi Le Livre de ma mère qu'il dédie à tous ces jeunes insensés qui imaginent leurs mères éternelles. Mais j'ai aussi adoré Belle du Seigneur qu'il publie…
M. O. : En plein Mai 68 !
N. S. : C'est en effet inouï ! Il écrit Belle du Seigneur alors qu'il est vieux et qu'il s'ennuie ferme au bord du lac de Genève. Il parvient à se couler dans cette merveille absolue qu'est le personnage d'Ariane avec une précision exceptionnelle. Les quarante pages qui la décrivent en train d'attendre Solal dans la baignoire sont proches de la perfection.
M. O. : Oui, parce que toute la théorie de Schopenhauer sur l'amour s'y trouve condensée : le désir ne tient jamais ses promesses…
N. S. : On peut dire aussi d'une certaine manière que l'idée de la douleur est pire que la douleur elle-même.
M. O. : Ça, c'est Sénèque aussi. Et toute la sagesse antique qui m'inspire si profondément. Nous disposons d'un pouvoir sur nous, sur le monde, sur ce qui nous arrive et nous affecte, sur nos blessures mais aussi sur nos jubilations, car tout cela implique des représentations, et nous pouvons travailler sur elles. D'où l'intérêt pour le «connais-toi toi-même» de Socrate, qui vous irritait la dernière fois, et la possibilité de ce que j'ai appelé la sculpture de soi.
N. S.: Je me suis souvent posé cette question en rencontrant des gens malades dans les hôpitaux. On s'aperçoit alors que l'idée de la maladie est pire que la maladie, que l'idée du malheur est pire que le malheur et que, d'une certaine façon, la souffrance est souvent décevante par rapport à l'idée qu'on s'en fait. Peut-on dire la même chose du bonheur ? Je ne crois pas, le désir est aussi fort quand on l'imagine que quand on le vit, mais il est également plus bref.
M. O. : Toute la sagesse antique ne cesse de dire que la souffrance peut être apprivoisée et travaillée parce qu'elle est d'abord une idée. Quand on souffre réellement, ce n'est parfois pas si douloureux. Pour Épicure, ou bien la souffrance est vraiment importante et on en meurt. Ou bien on n'en meurt pas, et ça veut dire qu'elle est supportable. Je suis assez épicurien dans ce cas de figure et d'accord avec vous pour affirmer que souvent l'idée de la souffrance est plus douloureuse que la souffrance elle-même. À deux reprises, me croyant dans l'heure qui précédait ma mort, j'ai pu expérimenter cette étrange leçon…
N. S. : À propos de sagesse, toute ma vie, les gens m'ont dit d'attendre, de ne pas être pressé. Enfant, il fallait que j'attende les autorisations pour sortir ; adolescent, il fallait que j'attende d'être un adulte ; adulte, il fallait que j'attende que les générations précédentes lâchent enfin le pouvoir… toujours attendre! Et puis un jour, on se retrouve vieux et on n'a fait qu'attendre ! Les mêmes qui me disaient «c'est trop tôt» m'ont dit un jour d'un ton tout aussi péremptoire «c'est trop tard». Moi, je dis à mes enfants : «N'attendez jamais !» Pour une raison qui est simple, c'est que le temps ne vous appartient pas.
M. O. : Nous avons tous les deux en commun le fait de ne pas aimer attendre. Et je présume que vous ne vous ennuyez jamais…
N. S. : Jamais. C'est un sentiment qui m'est étranger.
M. O. : Je ne sais pas ce que c'est que l'ennui non plus. «Une volonté sans objet», dit Arthur Schopenhauer. Ça ne m'est jamais arrivé, j'ai toujours quelque chose à faire, je trouve toujours la vie magnifique, parce que saturée de passions. Construisons des instants denses et cela suffit !
N. S. : C'est ça qui est sympathique chez vous : vous êtes à la recherche de sentiments forts en permanence. Écoutez, j'ai le regret de vous dire qu'on pourrait partir en vacances ensemble !
M. O. : Vous plaisantez ?
N. S. : On ne part pas en vacances avec quelqu'un parce qu'on est d'accord avec lui sur le problème de la Sécurité sociale… Au fond, le plus important, c'est le style, j'en suis persuadé.
M. O. : Je ne crois qu'à ça…
N. S. : Prenez Céline par exemple, qui a été capable d'écrire une phrase comme celle-ci : «L'amour, cet infini mis à la portée des caniches»… Voilà quelqu'un qui savait parler d'amour. Tout est juste dans la phrase : l'amour vous fait devenir caniche et, en même temps, c'est un infini absolu. Alors qu'on lui demandait quel était selon lui le plus grand écrivain, il répondait : La Fontaine. Mais oui, La Fontaine, car c'était pour lui un modèle de style. Il a tellement raison ! La façon de vivre, de respirer, de considérer les valeurs importantes de la vie, d'être curieux de tout… Vous pouvez parfaitement partir en vacances avec quelqu'un avec qui vous êtes en désaccord sur tout, sauf sur le style !
M. O. : Céline admirait également François Rabelais. Voilà en tout cas un romancier, Céline, qui a trouvé un style indépassable, inimitable et qui, en même temps, est à la portée de tous. Il écrivait de la littérature populaire ! Ce n'est pas l'intellectualisme d'un James Joyce, c'est de plain-pied dans la langue du peuple. Il représente le génie français – dans ce qu'il a de pire aussi, comme l'antisémitisme. Mais il apporte une langue et une vision du monde inédites, contemporaines de l'ère des masses et des foules.
N. S. : J'ai le privilège et le vertige de rencontrer des foules immenses… Je pense que la foule est une personne. Elle rit à l'unisson, pleure de même. La foule n'est pas seulement l'addition des gens qui la composent. C'est d'ailleurs ça qui peut être angoissant, lorsque la personnalité de la foule devient plus importante que la personnalité de chacun. C'est pour cela qu'elle peut être dangereuse… Je me suis longtemps enivré de la foule, de ses applaudissements, de ses excès, peut-être même de son hystérie. Et maintenant j'apprécie plus son silence qui exprime davantage de choses que les applaudissements.
M. O. : La foule est à la fois fascinante et inquiétante. Il y a, de fait, une hystérie problématique dans la foule que l'on peut orienter vers le mal. Heureusement, le nietzschéen que j'essaie d'être a toujours cette phrase en tête : «Il m'est odieux de suivre autant que de guider.» Le contact direct et animal avec une foule confère une espèce de puissance effrayante… Mais je trouve qu'il y a une plus grande puissance à renoncer à cette puissance.
N. S. : Oui, il y a une plus grande puissance à obliger la foule à réfléchir plutôt qu'à réagir. Mais il m'a fallu du temps pour arriver à comprendre ça… Comme dit Jules Ferry : «Ce n'est pas l'oeuvre d'un jour que de former une âme libre.» Cela dit, je pense qu'on se construit en transgressant, que l'on crée toujours en transgressant. Moi-même, j'ai créé mon personnage en transgressant certaines règles de la pensée unique. Je crois en la transgression. Mais ce qui me différencie des libertaires, c'est que pour transgresser il faut qu'il y ait des règles ! Il faut qu'il y ait de l'autorité, des lois. L'intérêt de la règle, de la limite, de la norme, c'est justement qu'elles permettent la transgression. Sans règles, pas de transgression. Donc pas de liberté. Car la liberté, c'est de transgresser.
M. O. : Le libertaire que je suis n'est pas contre les règles ! Je suis pour qu'il y ait peu de règles, mais pour qu'elles puissent être respectées et non pas transgressées. Je n'aime pas la transgression… Il ne faut pas qu'il y ait des lois multiples qui invitent à la transgression, mais des codes, des pactes, des contrats reconductibles, passés avec des individus. Les officines libertaires orthodoxes ne m'apprécient guère, précisément parce que je transgresse les règles libertaires qui, en vertu du principe qu'il n'y a ni Dieu ni maître, affirment qu'il ne faudrait pas de lois… Je ne m'inscris pas dans cette perspective qui, à mes yeux, est plutôt libérale. Je pense qu'on peut résister de manière libertaire dans le capitalisme en créant des zones alternatives au monde que l'on réprouve. Je ne crois d'ailleurs pas à la disparition du capital mais à la fabrication d'espaces nomades, comme l'université populaire que j'ai créée à Caen, celle que j'ai fondée à Argentan, ou d'autres structures libertaires qui inventent des communautés éphémères et anticapitalistes. Mais… [Rires] de ceci et du reste, nous reparlerons en vacances !."