Professeur Serge Provost
Sur les liaisons heureuses entre l’humour et la philosophie
Exclusivement pour les lecteurs de notre blog !
« Riez, mes enfants, riez ! ça n’a rien de tragique ! Dans cent ans, aucun de nous n’y pensera plus ! »
[Boris Vian en verve : mots, propos, aphorismes, éd. Horay 2002]
« Le gai savoir se rit de tous les maîtres qui ne se moquent pas d'eux-mêmes »
Friedrich Nietzsche
« La plus perdue de toutes les journées est celle où l'on n’a pas ri »
Nicolas de Chamfort
L'indéfinition de l'humour
Le mot proviendrait du latin humor qui signifiait à l'origine humidité, liquide. Hippocrate, le grand médecin de l'Antiquité grecque, parlait des humeurs pour décrire la substance aqueuse se trouvant dans les organismes vivants et particulièrement ceux de l'organisme humain. Il expliquerait la variété des différents tempéraments (flegmatique, bilieux, sanguins, nerveux). Mais c'est à l'humoriste anglais Ben Jonson que nous devons l'acception actuelle. Nonobstant les origines étymologiques et historiques établies, l'humour serait indéfinissable. C'est du moins ce que disent ses professionnels (monologuistes, raconteurs d'histoires drôles, comiques de stand-up, scénaristes de films comiques ou de sitcom, caricaturistes, comédiens du burlesque, etc.) et autres spécialistes patentés [1]. Il en existerait tellement de genres et de formes (volontaire, involontaire, auditif, visuel, de situations, etc. ) que sa définition tient de la quadrature du cercle. Mission impossible! Et pourtant, nous savons le distinguer, à l'instar de ce juge qui, à propos de la pornographie, disait : « Je ne saurais la définir, mais quand j'en vois, je sais que ça en est ». Indéfinition, donc, et pourtant que d'exemples ! Paradoxe ? Il s'en nourrit. « L'humour est une forme d'esprit qui consiste à présenter la réalité de manière à en dégager les aspects amusants et insolites », avance Le Robert. Au-delà de cette définition usuelle, l'humour comporte une dimension éthique insoupçonnée que ce texte voudrait mettre en lumière.
La dimension éthique de l'humour
« Si j'avais, par aventure, à écrire un traité de morale, je mettrais la bonne humeur au premier rang des devoirs » Alain [2]
L'humour témoigne d'une attitude morale caractérisée par un détachement amusé et critique envers soi, les autres et le monde qui nous entoure. D'aucuns parlent même d'une forme élevée de sagesse. Derrière sa légèreté apparente, sa désinvolture, se cache un sens aigu de la fragilité et de la relativité des choses humaines. Le regard non conformiste qu'il porte sur le monde sort des sentiers battus du prêt-à-penser, interroge les habitudes, étonne, dérange même parfois. Sa verve typique reste éthique, y compris lorsqu'elle se moque de la morale et des morales, avec grand et petit M. Façon amusante d'appréhender le réel, certes, mais aussi, et surtout, manière d'être, de vivre et de se comporter. Seul, avec d'autres, en société. Chez ceux qui le pratiquent et l'estiment à sa valeur, il s'accompagne généralement d'autres qualités morales appréciées et appréciables: l'humilité, la modestie (car c'est vanité que de s'accorder trop de valeur ou d'importance), la lucidité et la tolérance dont nous reparlerons. On ne l'entend pas assez dire : l'humour est un eudémonisme. Le bonheur est le but de la vie et le rire représente un moyen privilégié pour y parvenir. Un eudémonisme hédoniste, donc. Cela dit, personne n'a jamais soutenu que le sens de l'humour donnait un sens à la vie, mais il aide « drôlement » à la supporter quand tout se complique ou semble dériver de mal en pis. Distanciation critique, il prend le parti «d'en rire pour ne pas en pleurer». « L'humour, c'est quand on rit... quand même ! ». Et Jean Anouilh d'ajouter : « Rire consiste, non à rire “parce que”, mais à rire “malgré” ». L'humour, on en conviendra, n'est pas une panacée, mais il peut néanmoins métamorphoser la peine et la tristesse en joie, la désillusion en comique, le désespoir en sourire, la malchance en gaité. Voilà pourquoi plusieurs philosophes, et parmi les plus grands, en ont fait une vertu que nous aurions tout intérêt à cultiver. Tous, cependant, ne s'entendent pas sur la valeur de l'humour.
Réticences éthiques envers l'humour
Si l'humour se limitait à une pure distraction, nul n'en aurait fait un problème. Mais comment ne pas être impressionné par le nombre et la variété de ses détracteurs. D'hier à aujourd'hui, des personnes, des groupes et des sociétés, animés par « l'esprit de sérieux », pourchassent ses adeptes — tous les absolus, c'est connu, ne souffrent pas la relativité de l'humour. Pour les esprits particulièrement rigoristes, le rire a toujours été suspect, dangereux, transgressif, voire scandaleux. À les en croire, il menacerait de façon ludique les piliers de la civilisation occidentale, ses valeurs, l'ordre établi et ses représentants. Ils citent certains passages de la Bible qui déplorent, nommément, sa visée agressive et blasphématoire. Dans l'Antiquité, Socrate, qui pratiquait l'ironie au point d'en faire une arme des plus redoutables, n'était pas particulièrement prisé par les bien-pensants et les puissants de son époque. On sait le prix qu'il dut payer pour s'être publiquement interrogé sur le soi-disant sérieux des gens sérieux. Platon, pourtant grand admirateur et émule du fondateur de la philosophie occidentale, voyait dans le rire une manifestation d'irrationalité menaçant aussi bien l'individu que la Cité. En soulignant le ridicule d'autrui ou en attaquant ses faiblesses, il instaurerait une tension dans les rapports sociaux. Aristote en fait un défaut et une sous-catégorie de la laideur puisqu'il est l'envers de l'idéal d'ordre et d'harmonie à laquelle aspire toute société. Le rire reposerait sur l'humiliation de l'autre. Comment, dès lors, développer les qualités de bon citoyen si l'humour incite les gens à prendre plaisir à caricaturer les côtés ridicules, disgracieux et répugnants de leurs semblables ?
Au Moyen Âge, des gens cultivés ont tenté de prouver, textes à l'appui, que Jésus n'avait jamais ri. Le rire, disaient-ils, «cette grimace» devait être l'œuvre du diable, car fruit du libre arbitre, il inaugure la fin de la peur et, partant, la fin de l'obéissance. Au lieu d'être effrayé, irrité, peiné, repentant, etc., le rieur marque la distance, plaisante de tout et de rien, bref, reste maître de la situation. L'impassibilité, voilà ce que les doctes théologiens du temps jadis trouvaient suprêmement insupportable. Le rire encouragerait le narcissisme, gonflerait l'ego du persifleur au détriment de l'objet de sa dérision. Dans un esprit d'indépendance et d'irrespect, pour ne pas dire d'arrogance, il développerait la mauvaise habitude de s'en prendre, altier, à n'importe quoi, à n'importe qui. Dans l'éducation puritaine traditionnelle, il ne fallait pas user de l'humour, car cette «honteuse pratique» induit une perte de contrôle de soi et la provoque chez les autres. De nos jours, dans les pays totalitaires à idéologie unique ou à credo religieux intégriste, les sujets tabous dont on ne peut plaisanter sont légion. En ces tristes et sévères contrées, on somme au silence, emprisonne et tue quiconque ose se moquer du pouvoir et de la parole sacrée. L'emprisonnement et le harcèlement des caricaturistes et des pamphlétaires, observés dans toutes les dictatures, sans parler de l'affaire Salman Rushdie, de triste mémoire, nous le rappellent. En 1996, l'ancien vice-président des États-Unis, et futur candidat aux élections présidentielles de 2002, Dan Quayle, un républicain, s'en est ouvertement pris, lui aussi, à la populaire émission d'humour hebdomadaire Murphy Brown. Il qualifiait la sitcom de « moralement décadente » parce que l'héroïne, une journaliste dans la quarantaine, battante et célibataire, décidait d'enfanter en dépit de l'absence d'un conjoint stable. Selon les dires du politicien ultraconservateur, ce genre d'humour sabrait les valeurs traditionnelles américaines : la famille, la religion, le couple monogame hétérosexuel, etc. L'Histoire retiendra-t-elle sa leçon de morale ? Affaire à suivre... D'ici là, un passé encore chaud nous apprend que le bâillonnement de l'humour et la limitation des libertés fondamentales vont généralement de pair.
L'humour : signe d'humanité et de santé
Ces austères positions se situent aux antipodes de celles qui voient dans l'humour une caractéristique spécifiquement humaine. « Le rire est le propre de l'homme », disait François Rabelais. Absent chez les autres espèces du règne animal, on l'observe chez les grands singes supérieurs. Une noix de coco tombant par inadvertance sur la caboche d'un membre du groupe provoque une hilarité contagieuse dans le groupe. Voilà qui ne laisse aucune ambiguïté sur notre proximité génétique. Quant à l'humour proprement dit, gros cerveau et langage symbolique sont des prérequis absolus, rajoutent les éthologues.
Non seulement est-il un signe d'humanité, il est, de surcroît, l'indicateur d'une bonne santé physique et mentale. Des exemples ? Les bébés qui, entre quatre et huit mois, ne réagissent pas lorsqu'on leur fait guili-guili et autre « p'tite bête qui monte, qui monte, qui monte !!! » éprouvent de réels problèmes de comportement. Puisque jeu rime avec plaisir, les rires et sourires accompagnent le développement psychologique normal de la prime enfance. Entre 7 et 11 ans, dira Françoise Bariaud [3], l'humour devient la principale source des éclats de bonne humeur. Quant aux malades du corps ou de l'esprit, inutile d'insister, ils rient plutôt pas que peu. S'il faut en croire les experts, l'humanité du rire serait même neurologiquement prouvée. Il faut être un supérieurement intelligent pour rire et sourire puisque le cerveau, obligatoirement développé pour ce faire, doit pouvoir traiter l'information et l'organiser. Maints philosophes en ont fait une des grandes distinctions entre l'humain et l'animal [4]. Sans le rire, les « animaux raisonnables », que nous serions censés être, deviendraient « plus animaux que raisonnables », disait un humoriste qui, visiblement, ne militait pas dans le Mouvement de Libération Animale. Non seulement nous démarque-t-il des autres espèces, il distingue également les cultures entre elles. Tournure d'esprit universellement apprécié, il possède néanmoins sa couleur nationale et ses repères culturels qui peuvent être parfois difficilement compréhensibles pour un étranger. L'humour juif serait axé sur l'autodérision (ex. « À New York, un Noir lit un journal écrit en yiddish. Un homme lui demande : vous êtes juifs ? — Il ne manquerait plus que ça ! de lui répondre l'homme de couleur»); l'humour anglais [5], flegmatique, repose sur l'understatement, (Ex. « De quoi a parlé le pasteur dans son sermon ? Du péché. Et qu'en a-t-il dit ? Il était contre »); l'humour français, spirituel, apprécie la finesse des mots d'esprit (ex. « Je suis contre les femmes. Tout contre... », disait Sacha Guitry) et l'humour noir des pays rouges, cynique, est légendaire (ex . « Dans un camp de concentration, en Sibérie, trois prisonniers se rencontrent pour la première fois. — Pourquoi es-tu ici? — J'ai dit du mal du camarade Popov. — Et toi ? — J'ai dit du bien du camarade Popov. Le troisième reste silencieux. — Et toi ?, d'enchaîner les deux autres. — Je suis le camarade Popov »).
Les bienfaits de l'humour
« Il ne faut pas prendre la vie trop au sérieux, car on en sort pas vivant »
S'il s'en trouve pour s'inquiéter de ses méfaits, d'autres, en revanche, apprécient ses qualités aussi bien sur le plan de la psychologie individuelle qu'au niveau des rapports sociaux.
Les bienfaits psychologiques
Si le public se rue, depuis des temps immémoriaux, aux diverses formes de spectacles d'humour, c'est parce qu'il en retire sa part de gratifications: décharges d'énergie nerveuse, défoulement libérateur, détente émotionnelle accompagnée d'un état de bien-être. Aux quatre coins du monde, les fêtes, les carnavals et les festivals représentent des moments privilégiés où les peuples mettent entre parenthèses les règles et les conventions et « ouvrent la soupape de sécurité ». Les porte-parole de leurs états d'âme, ces animateurs de la catharsis pour ainsi dire, ont pour noms: fou du roi, bouffons, comédiens, clowns, mimes, humoristes. Ces amuseurs publics canalisent, de façon positive et non violente, leurs fluctuantes humeurs et autres colères refoulées. Il faut avoir entendu, au moins une fois dans sa vie, une foule rire à gorge déployée et jusqu'aux larmes, pour le comprendre. Le rire est joie contagieuse, explosion de liberté, détente instantanée, bonheurs d'occasion, mais bonheur quand même. « Il vaut mieux en rire pour ne pas en pleurer ».
Le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) soutenait que le rire procure un sentiment de supériorité sur les autres [6]. Le phénomène s'observe chez les enfants plus âgés qui prennent un plaisir évident à se moquer de l'inexpérience et des erreurs des plus jeunes. Aux enfants comme aux adultes, le rire donne une réconfortante impression d'estime de soi puisque notre condition nous apparaît plus enviable que celle des gens dont nous rions. « Quand on se regarde, on se désole. Quand on voit les autres, on se console », dit la formule. Outre ces fugitives enflures de l'ego, et plus durable, l'ironie à ses propres dépends favoriserait l'acceptation de soi. Du reste, rire de ses erreurs passées n'est-il pas le signe que nous les avons déjà surmontées ? Même lorsqu'il se moque des infortunes et de la bêtise des autres, l'amateur d'humour ne s'en estime pas à l'abri pour autant. Rire de la bêtise et du manque de jugement d'un tiers, en prenant son entourage comme complice, exige un effort d'analyse doublé d'un sens de l'objectivité face à soi. Quiconque se moque des travers d'autrui implique qu'il les transcendande en partie ou, à tout le moins, agira de manière à ne pas y succomber soi-même.
Nombre d'expériences cliniques bien documentées démontrent que le rire est bon pour la santé. Il tonifie les patients en phase de réhabilitation (pensons aux clowns dans les hôpitaux d'enfants) et favorise leur guérison [7]. Qu'un patient en chimiothérapie confesse : « Mon médecin m'a dit que ce genre de cancer tue lentement. On s'en fout, on n’est pas pressés ! » en dit long sur son état d'esprit. Quant à ceux qui en sont aux premiers des derniers jours, l'humour bien tempéré témoigne d'une stoïque acceptation de l'inévitable. — Comment allez-vous? demandait-on au grand écrivain comique Jonathan Swift, rendu au terme de sa vie. Il répondait ironiquement : « Comme un savon, toujours en diminuant ». «Toute ma vie, j'ai été un bon vivant; je veux être un bon mourant » rétorquait Doris Lussier [8].
L'humour apaise les névrosés ordinaires, ces inquiets indéridables. Il détend les anxieux qui se font des montagnes avec des riens. Il calme les paranos qui s'imaginent que le monde entier rit d'eux et non avec eux. Un de ceux-là, guéri par le rire, disait justement : « Avant, je souffrais d'un complexe d'infériorité qui me donnait l'impression que tout le monde riait de moi. Après cinq ans de psychanalyse intensive, je peux maintenant affirmer que je n'en souffre plus. J'ai compris que j'étais réellement inférieur ! » Pour oser dire cela, et sur ce ton, il faut avoir fait un bout de chemin dans la bonne direction. Chez les individus enclins à la rigidité psychologique, intellectuelle et morale, l'ouverture à l'esprit humoristique, souple par essence, améliore leurs capacités d'adaptation aux exigences changeantes des sociétés pluralistes.
Le rire est également un mécanisme de défense efficace puisqu'il permet d'affirmer une certaine maîtrise dans les situations difficiles. L'humour noir en est un bel exemple. Un homme à qui l'on vient d'amputer les deux jambes rongées par la gangrène, se réveille après l'opération. Se voyant pour la première fois dans un miroir, il dit à l'ami venu le réconforter : « J'avais autrefois un problème pour poser mes jambes entre deux sièges serrés au théâtre. Aujourd'hui ce problème a disparu ». Et que dire de cette histoire vécue: «Au Texas, un juge annonce au condamné qu'il sera électrocuté le lundi suivant. Qu'avez-vous à dire ?, poursuit le juge. — « J'ai à dire que la semaine va vraiment mal commencer ». Le lundi suivant, le même condamné à mort se fait demander s'il veut fumer une dernière cigarette : non merci, répond-il, je suis en train d'essayer d'arrêter de fumer...». En riant d'un sujet effrayant ou d'une souffrance dont on est l'objet, on affirme implicitement un certain courage et la volonté d'y faire face. Résistance qui ne dit pas son nom, l'humour immunise contre la tentation du désespoir. Il évite de transformer les épreuves pénibles de la vie, inévitables, en tragédie. Son cynisme de façade, paradoxalement, est porteur d'espoir.
Mécanisme de défense aussi lorsqu'il désamorce par un mot d'esprit les critiques et les attaques potentielles. En grossissant ses défauts et mauvaises habitudes, la personne prend acte de ses erreurs et fait savoir qu'elle entend y remédier. Savoir rire de soi permet de conserver une image positive de soi tout en sauvegardant son équilibre mental. Dans les nombreux ghettos du monde où l'antisémitisme a souvent confiné les Juifs au cours de l'histoire, cet étonnant dialogue circulait : « Dieu, tu nous as fait un grand honneur en faisant de nous ton peuple élu. Mais ne pourrais-tu pas en choisir un autre maintenant ? » [9]
L'humour protège contre les événements et des situations qui font généralement peur. À défaut de les juguler, il les exorcise. C'est le cas de ceux qui exercent des métiers qui côtoient journellement la mort et l'horreur sous toutes ses formes : urgentologues, chirurgiens, employés des pompes funèbres. On raconte que les remarques acidulées, parfois teintées de cynisme, vont bon train. Elles ne changent évidemment pas l'état souvent dramatique des choses, mais elles en modifient sensiblement la perception. Le rire protège de l'anxiété. En nous moquant des choses qui nous angoissent, nous les rendons, du coup, moins menaçantes. « Bien que je n'aie pas peur de la mort, j'aime mieux être ailleurs quand ça se produira », confie le pince-sans-rire Woody Allen [10].
Les bienfaits sociaux
Les bienfaits sociaux de l'humour abondent : facteur de paix et de tolérance, il désamorce les fanatismes et rassemble les gens de bonne volonté. À preuve, ce morceau d'anthologie. Chez les Inuits, il existe une forme de justice originale qui démontrerait les vertus correctives et pacificatrices de l'humour. On place la personne accusée d'un délit mineur au centre d'un cercle où elle devient, pour un temps limité, la risée de tous. Il ne faut pas y voir la reconduction de l'infamante humiliation publique qui avait cours au Moyen Âge. Auteur d'un ouvrage sur les mœurs et coutumes des « peuples du froid », Georges-Hébert Germain écrit : « Pour corriger certains comportements asociaux ou des défauts (avarice, autoritarisme, harcèlement sexuel outrancier) dont l'ensemble de la communauté aurait à souffrir, on dispose presque partout d'une sorte de justice naturelle d'une remarquable efficacité et d'une très grande humanité. On rit du fauteur, on le tourne en ridicule, on le désapprouve ouvertement et unanimement. Dans une toute petite communauté où les susceptibilités sont à fleur de peau, ce sont là des mécanismes très puissants ». [11] Le procédé, assure-t-on, serait de loin plus efficace que toutes les amendes, ostracismes et peines de prison réunies.
D'autres manifestations publiques d'humour, chez les peuples du sud cette fois, illustrent ses incontestables qualités sociales. Le personnage du québécois naïf, longtemps incarné par Yvon Deschamps, prototype du « bon gars » naïf jusqu'à la servitude volontaire, tenait de la psychothérapie collective. Le populaire monologuiste fait œuvre utile, puisque les communautés qui acceptent de se moquer d'eux-mêmes sont également celles qui reconnaissent volontiers leurs erreurs et défauts «nationaux». Pouvoir encaisser la critique avec un sourire, c'est déjà lui être ouvert. Or, l'inverse n'est pas vrai. Les individus, les groupes et les peuples fanatisés manquent terriblement d'humour.
De plus, l'humour est indéniablement un signe de réconciliation entre les individus, les groupes et les peuples. Consentir à ironiser à propos des uns et des autres implique qu'on a déjà placé derrière soi la rancœur, le ressentiment et le mépris pour faire place à une certaine complicité. Tant qu'ils ne parviendront pas à se moquer de leurs différences respectives, ils différeront leur reconnaissance réciproque. « Sans liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur », disait Beaumarchais. Voilà pourquoi on présente l'humour comme un «lubrifiant» tonique des relations sociales. Il dédramatise les situations tendues et grosses de conflits. Il traite de façon légère des choses graves. Souriant, il fait sourire. Et les spécialistes du comportement animal nous apprennent que de tous les rictus de la bouche, cette forme caractéristique d'ouverture des lèvres que sont le rire et le sourire est la façon la moins menaçante de montrer ses dents — tout comme la poignée de main pacifie ce membre qui pourrait servir à frapper. Par l'exemple donné, l'humour favorise l'accueil et le partage; il appelle à former une communauté plus fraternelle, plus humaine. Faut-il l'écrire pour en prendre conscience? Cet humour-là est un humanisme.
Utile dans les situations délicates, il devient un procédé fort efficace, d'aucuns diront « diplomatique », pour se faire écouter plutôt qu'entendre. Il est, à n'en pa douter, une manière plus civilisée de dévoiler des vérités malaisées à dire. Frédéric Chopin (1810-1849), le grand compositeur, à qui une comtesse très « M'as-tu vu ? » suppliait de jouer un morceau de piano, question d'épater ses riches convives , interpréta, in extremis, sa fameuse Valse minute (œuvre aussi courte que son titre). — C'est tout ? insista la snob, étonnée d'une aussi expéditive exécution. — « C'est que, madame, je n'ai pas beaucoup mangé », de répondre le maestro polonais.
Une parole dite avec humour passe toujours mieux. Elle met, quand il le faut, les points sur les « i », mais le fait sur un mode badin. C'est, pour ainsi dire, la politique de « la main de fer dans un gant de velours ». Moins offensante, elle suggère et insinue le message sans avoir à sortir de ses gonds. Elle évite ainsi les réactions violentes et les représailles. « L'humour est la politesse du désespoir », dit-on. Avec un zeste de légèreté, il permet d'aborder des sujets délicats et pénibles que les visages outrés, les trémolos, les réprimandes, les menaces et les punitions ne régleraient sans doute pas mieux. Il autorise même une retraite honorable si l'interlocuteur semble offensé par la teneur de nos propos. Il suffit de préciser que « la remarque » n'était pas dite sérieusement pour que tout rendre dans l'ordre. Approche joviale et bonhomme du réel, il prend acte de la vénalité, de l'absurdité, du non-sens de certaines situations, de propos ou de personnages alambiqués, donc matière à plaisanter puisqu’intrinsèquement risibles. C'est tout animé de cet esprit que l'humoriste Alphonse Allais concluait: « Les gens qui ne rient jamais ne sont pas des gens sérieux ». Qu'on se le tienne pour dit: les rabat-joie s'acquittent maladroitement de leur «devoir social» de bonne humeur, comme le mentionnait Alain.
Analyse et bienfaits de l'humour selon Freud
Pour Sigmund Freud (1856-1939), qui lui a consacré un ouvrage [12], le rire est associé au plaisir. Il rappelle les contentements spontanés, gratuits et un tantinet pervers qui égayaient notre enfance avant que les valeurs familiales et sociales (le Surmoi) ne nous rappellent au rationnel, sérieux et responsable principe de réalité. Tirant ses origines de l'inconscient, au même titre que le rêve et les lapsus, il permet de satisfaire les deux plus importantes pulsions humaines, l'agressivité et la sexualité. Sans craindre d'être rejeté ni censuré, le rire extériorise l'énergie psychique normalement utilisée pour bloquer la sexualité et l'agressivité. Les blagues, les mots d'esprit, les situations drôles rendent, le temps d'un rire, la censure sociale inopérante et nous libèrent des inhibitions. L'humour permet des audaces langagières et morales (truculence, insolence et indécence à la limite du scandaleux) qui ne sont pas tolérées dans les realtions humaines courantes. D'où le succès universel des blagues acidulées, des grimaces, des histoires de ... (mettre le mot manquant), des tours et attrapes et autres Surprise sur prise, médiatisée ou non. Sans l'exutoire qu'il offre aux innombrables frustrations humaines, les conflits psychiques individuels dégénéreraient inévitablement en névroses individuelles et créeraient un climat social délétère. La sublimation qu'autorise l'humour s'avère donc bénéfique pour l'individu et la société.
Freud insiste sur le caractère défensif de l'humour au service de l'équilibre du moi. «Le sublime de l'humour tient au triomphe du narcissisme, à l'invulnérabilité du moi qui s'affirme victorieusement. Le moi se refuse à se laisser entamer ... à admettre que les traumatismes du monde puissent le toucher; bien plus il fait voir qu'ils peuvent même lui devenir occasions de plaisir ». [13] Victoire fictive du sujet, serait-on tenté d'ajouter, mais ce passage de la passivité à l'activité, de l'état de victime à la condition de celui de qui en rit, marque déjà la résistance psychologique à l'échec. Il est le «démenti à la réalité à la condition de se démentir soi-même». L'humour juif, auquel il consacre de nombreuses pages, est passé maître dans cet art de « l'exhibitionnisme masochiste ». Son autodérision est en soi libératrice parce qu'elle surmonte l'épreuve en jouant d'elle et de soi.
Éthique des différents types d'humour
La dimension éthique de l'humour affleure lorsqu'on analyse ses différents types. Sans brosser un tableau exhaustif, voici les principaux:
L'humour absurde défie les lois de la logique, de la réalité et du sens commun afin de se permettre toutes les libertés et les audaces. Comme l'a démontré Arthur Schopenhaeur [14], l'absurde, en exploitant le non-sens, permet d'échapper à l'emprise de la pensée rationnelle qui a étendu son pouvoir à tous les aspects de la vie affective, intellectuelle et sociale. De même, pour George Bataille, le rire ne peut être le lieu d'aucun sens. Seule réaction intelligente à l'irréductible non-sens de ce qui est, il est « le saut du possible dans l'impossible »[15].
« La Cantatrice chauve » d’Eugène Ionesco au Théâtre de la Huchette
Dans le théâtre de l'absurde, comme Eugène Ionesco (1912-1994) et Samuel Becket (1906-1989) le pratiquent, l'humour surgit des hauts et des bas du quotidien dérisoire. Il émerge de la pusillanimité morale ambiante, de l'incohérence intrinsèque des êtres, de la vénalité de leurs intérêts et de la médiocrité de leurs préoccupations (pensons à la fixation maniaque de Pôpa pour ses vidanges dans La petite vie ). Tout l'inspire, le désespoir, le néant, la mort, etc. que seules des réflexions amères, saugrenues et dépourvues de sens font supporter [16].
L'humour cynique exprime un certain mépris — pour ne pas dire un mépris certain — envers des personnes, des valeurs et des pratiques sociales ciblées. Il raille de façon décapante et s'affiche volontairement irrespectueux. Toutefois, sous ses dehors rébarbatifs se cache une quête intransigeante de la vérité, de la justice et du bien. Tel Diogène, le premier des grands philosophes cyniques. «Mieux vaut dire le mal qui est, que le bien qui n'est pas», observe André Comte-Sponville [17]. Il n'est pas rare que sa fronde et sa grogne provoquent le fameux “rire jaune”, ce révélateur. Se situant à la limite de l'inconfort psychologique, ce dernier peut trahir ceux qui, à la vue et à l'ouïe de tous, inconsciemment, y succombent de façon trop évidente.
Laurent Baffie sur Europe 1
L'humour scabreux devient scatologique, fait fi des conventions sociales et des tabous, heurte sciemment les pudeurs et se veut choquant. Le populaire animateur de radio américain Howard Stern, qui jouit d'une cote d'écoute de plus de vingt-cinq millions d'auditeurs, du jamais vu dans l'histoire de ce média, est une figure emblématique de ce type d'humour. Les pets, les rots, les confidences érotiques explicites avec force détails, les provocations verbales en tous genres font partie de son arsenal. [18]
L'humour satirique se veut redresseur de torts à sa manière puisqu'il cherche à dénoncer des injustices, à mettre en relief des incohérences et des contradictions. Rire de tout, mine de rien, lui semble une manière de résister, de critiquer, de changer le monde en modifiant notre perception du réel et des gens. La satire se paye la tête des puissants, des riches, des pouvoirs qui ne sont à ses yeux que des intouchables aux pieds d'argile. Elle montre l'autre face des êtres, celle justement qu'ils voudraient nous cacher. En les prenant pour cible, elle leur enlève un peu de leur vernis et de leur pouvoir surfait. Lorsqu'elle est menée de main de maître, la satyre apporte l'espoir aux opprimés et renforce la solidarité.
« Le Bourgeois Gentilhomme » de Molière, Acte II, Scène 4
Molière (1662-1673) a excellé dans ce genre d'humour. Par le rire, « il voulait corriger les vices de l'homme tout en l'amusant ». Dans ses nombreuses pièces de théâtre, devenues des classiques du répertoire, il a stigmatisé les travers humains ainsi que les prétentions fallacieuses des classes dominantes et de ses clercs. Il a pourfendu la préciosité (Les précieuses ridicules, 1659), la misogynie (L'école des femmes, 1662), la vanité (Le misanthrope, 1666), la pingrerie (L'avare, 1668), l'hypocrisie religieuse (Tartuffe, 1669), la pédanterie (Les femmes savantes, 1772); la mentalité du parvenu ignorant et sot (Le bourgeois gentilhomme 1670). Bien qu'enracinés dans une France d'une autre époque, ses personnages caricaturaux, devenus des archétypes moraux, s'élèvent à un niveau d'universalité intemporelle et invite à la réflexion.
« Les Temps modernes » de Charlie Chaplin, 1936
De même, Charlie Chaplin, dans les films Le dictateur (une satire de Hitler) et Les temps modernes (qui montre l'abrutissement du travail à la chaîne), voulait lui aussi nous rendre « conscients des injustices de la vie en société ». Cette forme d'humour, éthique dans son projet, se veut au service de la liberté et de la dignité humaine.
L'humour parodique met en évidence une situation, un enjeu, les qualités ou les défauts des grands, des riches et des célèbres de ce monde. Il joue ainsi un rôle de critique sociale. Il dévoile les aspects troubles, le côté parfois pathétique, dérisoire et ridicule. Le caricaturiste et l'imitateur en sont de bons exemples. Voilà pourquoi les politiciens, qui prêtent le flanc à l'exagération, redoutent comme la peste son coup de crayon assassin ou l'imitation désobligeante qui leur collera péniblement à la peau. Parfois engagé, l'humour parodique opte pour une défense détournée et efficace de ses idées en se moquant de ses contradicteurs, adversaires et ennemis.
Florence Foresti parodie Isabelle Adjani dans « On n’est pas couché »
L'humour noir [19] aborde des sujets et des aspects de la vie dont on ne rit pas habituellement: la laideur, la pauvreté, les catastrophes, les accidents, la maladie, l'infirmité, la mort, les inégalités sociales, l'échec, etc. Qui a dit que l'humour devait être gay ? « Ce n'est pas parce qu'on rit que c'est drôle», mentionne l'exergue du magazine québécois Croc.
L'humour méchant, proche parent de l'humour noir, s'en prend crûment aux personnes, aux mœurs et aux institutions pour en démontrer (et démonter) la vénalité. Qui a déjà feuilleté la revue française Hara Kiri comprendra ce dont il est ici question. Volontiers iconoclaste,il dégonfle les orgueils démesurés, perce la carapace des conformismes, s'en prend au ronron des habitudes, démythifie les sacro-saintes causes et les personnes soi-disant intouchables, dénonce la bêtise où qu'elle se trouve et si haut placée soit-elle.
« Un handicapé est allé voir Intouchables », sketch de Florent Peyre, ONDAR
L'humour, nous venons de le constater, possède plusieurs cordes à son arc. En conclusion de ce texte, nous nous poserons la question suivante: en riant de tout, fait-il toujours flèche de tout bois ?
Peut-on rire de tout?
« L'homme d'humour rit comme il faut. Ni trop ni trop peu. Quand il le faut, et de ce dont il faut »
Aristote
Les professionnels de l'humour sont formels : on devrait pouvoir rire de tout, mais certainement pas n'importe où, et encore moins n'importe comment. En certaines circonstances, le respect minimal oblige de s'abstenir. À moins de sombrer dans la fange des « ismes » (racisme, antisémitisme, sexisme, etc.) et autres discriminations ouvertes (homophobie, xénophobie, etc.) l'humour consent librement à l'autodiscipline, voire à l'autocensure. À défaut de quoi, il ne trouve plus rieurs, hormis ceux qui se situent au plus bas dénominateur commun, et devient humainement offensant.
Dieudonné, Le voile
Question de laisser le temps mettre un peu de baume sur les plaies, il vaut mieux laisser la parole humoristique aux personnes, aux groupes et aux peuples qui vivent ou ont vécu d'authentiques drames et tragédies. Preuve que l'humour digne de ce nom dresse ses propres balises? Évidence. Les blagues juives sur les Juifs [20] peuvent être extrêmement caustiques. Dans la bouche d'un antisémite, elles devraient donner le frisson. Il existe des blagues tordantes sur «le petit antisémitisme courant», mais celles qui plaisantent sur les pogroms accompagnés de massacres ressuscitent la croix gammée.
« La vie est belle » de Roberto Benigni, 1997, scène finale
Dans le film mondialement acclamé, La vie est belle, Roberto Benigni a réalisé un film d'humour sur la vie des Juifs dans les ghettos, mais il ne prenait pas pour autant la persécution à la légère. À trop être gras, sans tact, grossièrement irrespectueux et inintelligent (certains y verront une description de l'état actuel de l'humour...) il perd son auditoire et s'abîme. Quand on cherche et ne trouve jamais le deuxième degré d'une blague après moult réécoute, lorsque l'esprit brille par son absence même sous loupe pour grand mal voyant, le temps de la réflexion s'impose. La vague actuelle de l'humour, une déferlante qui s'abat sur tout l'Occident, fait souvent la preuve qu'il vaut mieux ne pas confondre rire à tout prix et rire à n'importe quel prix. Une blague épaisse racontée par un imbécile restera toujours une pitoyable balourdise. Outre le fait qu'il nous en apprend beaucoup sur la valeur morale du conteur, du rieur et de l'état des mœurs, « dis-moi comment et pourquoi tu ris et je te dirai qui tu es », le rire vulgaire, ennemi de l'humour, rabâche les idées reçues, renforce les préjugés, aspire, consciemment ou non, à grossir les hiérarchies et les stéréotypes. Il ne vise pas juste parce qu'il tire trop bas. Sans parler de la tendance, observée au Québec comme ailleurs, consistant à baisser le niveau de langue jusqu'au troisième sous-sol dans l'espoir de « faire sortir » le rire.
Quand une caméra cachée filme des scènes compromettantes, quand des comédiens et de cascadeurs tarifés tendent des guets-apens, on peut se demander, à bon droit, où se situe la limite. Techniques policières, espionnage ? On pourrait le penser. Humour? Nenni ! Quand des « entarteurs » humilient publiquement des personnages publics en leur écrasant des « bombes pâtissières » en pleine figure, on quitte la sphère de l'humour pour entrer dans celle du scandale et de la provocation de type anarchiste. Scandale parce l'objectif premier est de choquer en manifestant son mépris. Envers la victime d'abord et mépris envers les manières de penser, de vivre et d'agir d'un groupe ou d'une société. Provocation de type anarchiste parce que la personne visée (au sens propre et figuré) est associée à un pouvoir, grand ou petit, lequel serait, par définition, oppresseur. L'assaut pâtissier, disons-le, est un acte ad hominem (littéralement «contre la personne»). Au lieu de combattre sur le terrain des idées, l'entarteur s'en prend à sa personne physique afin de discréditer sa pensée et son action. De l'aveu même du pape des « antartistes », le belge Noël Godin, ses cibles de prédilection sont les figures publiques qui le font « personnellement chier depuis trop longtemps ». Mettez dans le même sac de ses détestations: Bill Gates, le roi de Microsoft, Marguerite Duras, récipiendaire du prix Goncourt et le philosophe médiatique Bernard Henri Lévy, pour ne citer qu'eux. Et il nous promet que d'autres têtes à tartes subiront, tôt ou tard, les foudres molles du tribunal de sa subjectivité [21].
Les entartages de Noël Godin
Or, le rire, comme les états d'âme, n'excuse pas tout, ne justifie pas l'injustifiable. Tous les citoyens, y compris ceux qui vivent dans le collimateur des médias, sont protégés par les chartes des droits et libertés de la personne. Au nombre et à la fréquence des actions spectaculaires, n'aurions-nous pas atteint le « stade paparazzi » du soi-disant “droit” de faire rire ? Voilà sans doute pourquoi les poursuites légales intentées par les victimes de ces tours, et autres provocations ne sont pas toutes perçues comme des preuves flagrantes de manque d'humour. Citons un exemple parmi cent, celui de Jacques Parizeau, ancien premier ministre du Québec. Ce dernier a porté des accusions contre l'auteur d'un «entartage sauvage» survenu dans cégep où il donnait une conférence. Rappelons que le citoyen Parizeau suivait, semble-t-il, au moment de l'incident, des traitements aux yeux. Contrairement aux politiciens cibles qui optèrent pour le «bien faire et laisser braire» (sans doute pour ne pas être taxés de « mauvais joueurs »), d'autres demandeurs, de plus en plus nombreux, estiment que les tribunaux doivent trancher. Il urge, disent-ils, de faire la distinction entre la liberté d'expression (dont l'humour, à juste titre, se réclame) et la voie de fait. Aux États-Unis, pays des extrêmes où l'on tolère l'invasion médiatique de la vie privée des personnes publiques et autres excès de l'industrie de l'infotainment [22],(du trash T.V aux talk shows ), la cause est désormais entendue. Plusieurs entarteurs ont d'ores et déjà été condamnés à purger des peines de plus de six mois de prison. Ces sentences, faut-il le préciser, font jurisprudence.
Noël Godin, l’entarteur entarté, 1991
À la différence, l'humour, avec toutes ses variantes, n'a jamais voulu compromettre ou hypothéquer la dignité humaine. Il a toujours été à son service, et ce, de façon originale, distrayante et parfois même impitoyable. En cela, dit V.Jankélévitch, il se distingue de l'ironie haineuse et revancharde qui peut devenir une machine à broyer de l'humain. « Il y a, dans l'ironie cinglante, une certaine malveillance et comme une rosserie amère qui exclut l'indulgence; l'ironie est quelquefois fielleuse, méprisante et agressive. L'humour, au contraire, n'est pas sans la sympathie. C'est vraiment le “sourire de la raison”, non le reproche ni le dur sarcasme. Alors que l'ironie misanthrope garde par rapport aux hommes l'attitude polémique, l'humour compatit avec la chose plaisantée; il est secrètement complice du ridicule, se sent de connivence avec lui ». [23]
Quand il est cynique, noir et méchant, disions-nous, c'est pour souligner les travers humains, non pour s'y complaire. Voilà qui devrait nuancer l'importance et le champ d'action de l'humour. Du reste, les pires criminels peuvent en avoir et des gens de grande qualité morale peuvent en être totalement dépourvus. Mais lorsqu'il devient une attitude systématique, ne vaudrait-il pas mieux parler de nihilisme [24] et de cynisme militants? À ne rien prendre au sérieux, on finit par prendre au sérieux le rien...
En terminant cette réflexion sur l'humour, posons-nous une dernière question. Dans une province qui dispose d'une école, d'un musée et d'un festival Juste pour rire, (décrit comme «la plus grande manifestation du genre au monde»), l'engouement actuel pour tant et tant d'humour est-il collectivement de bon augure? Rien ne permet d'en douter. Matière à rire, à réfléchir ? Espérons qu'il y aura, pour notre plaisir et notre dignité, un peu des deux.
Pierre Desproges
______________________________
[1] Voir notamment l'histoire et le panorama des définitions de l'humour dans le livre L'humour de Robert Escarpit, P.U.F. Paris, 1972.
[2] La citation provient de Les 101 propos d'Alain. Gallimard.
[3] La genèse de l'humour chez l'enfant, Paris, 1983.
[4] Voir Henri Bergson, Le rire : essai sur la signification du comique, P.U.F., 1988.
[5] T.Mayer, L'humour anglais, Julliard, Paris, 1961.
[6] Leviathan, Sirey, Paris, 1971.
[7] R.A.Moody, Guérissez par le rire, Laffont, Paris, 1980.
[8] Lussier (Doris): Ancien professeur de philosophie, comédien et humoriste québécois connu, décédé au début des années 90. Son personnage célèbre, le père Gédéon, un vieux Beauceron paillard, a longtemps été une des figures comiques les plus populaires du Québec aussi bien à la télévision qu'à la scène durant les années 60-70. Grand défenseur de la cause indépendantiste, il est également l'auteur de plusieurs ouvrages d'humour et de citations qui sont réunis dans Tout Doris, Stanké, 1994.
[9] Cité dans le livre L'humour juif, de Joseph Klatzmann, P.U.F., 1998, p.106.
[10] Extrait de son livre Opus 1 et 2, Seuil, «Point virgule», Paris, 1986
[11] Inuit, les peuples du froid, Libre Expression, 1995, p.80.
[12] Les mots d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, Gallimard, Idées, Paris, 1981.
[13] Les mots d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, Gallimard, p.402.
[14] Cette observation est tirée de l' œuvre de Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation
[15] Extrait de son roman Le coupable (1944).
[16] Sur ce type d'humour, voir le livre de Robert Benayon, Le non-sens, de Lewis Carrol à Woody Allen, Balland, Paris , 1977.
[17] Impromptus, P.U.F., Paris, 1996, p.29. Voir également son livre sur le cynisme Valeur et vérité (études cyniques), P.U.F.
[18] Sur la vie et l'ascension d'Howard Stern, qui a déjà occupé les antennes québécoises durant quelques mois, à CHOM 97.7, en 1998, voir son film tiré de son livre Private parts (Parties intimes, en français). Il anime également une émission hebdomadaire de télévision à la chaîne Fox
[19] Sur ce type d'humour, voir le livre d'André Breton Anthologie de l'humour noir, Pauvert, Paris, 1939.
[20] Voir le livre L'humour juif de Joseph K.Latzmann, P.U.F., 1998.
[21] Les Antartistes, c’est ainsi que se dénomment ceux qui procèdent à des entartages de personnes connues, ont publié leur code de déontologie intitulé : Éthique de la tarte. Nous reproduisons ici les 6 articles publiés dans le journal L’ Étincelle, 02, 99.
- 1) Amusez-vous ! Gueulez Gloup Gloup !
- 2) La tarte ne doit pas (autant que possible) être lancée, mais plutôt déposée amoureusement dans le visage de la personne cible.
- 3) L’entartage ne doit jamais être agressif. Nous vous conseillons d’utiliser des nez de clowns ou tout autre apparat ridicule qui vous distinguera facilement d’un tuer à gages de la C.I.A.. Quand ce n’est pas possible, n’oubliez pas que le meilleur déguisement est votre attitude. N’ayez pas l’air de dangereux conspirateurs, mais de farceurs. Souriez, ceci est une blague
- 4) L’assiette doit être légère, assurez-vous qu’elle ne blesse pas. À proscrire : les assiettes en aluminium ou en pyrex. Seulement du carton mou ou de la vraie pâte. La crème doit être de bonne qualité, comestible, et doit être obligatoirement de la crème fouettée. Pas de crème à barbe, ni aucun substitut qui pourrait s’avérer dangereux ou de mauvais goût.
- 5) L’entartement doit être filmé ou photographié. Eh oui, ça fait partie du jeu. Vous rigolerez davantage en voyant les faciès couverts de crèmes au bulletin de nouvelles, et de plus, que diantre, partagez votre blague avec la population ! N’oubliez pas de nous faire parvenir une copie des photos et articles de presse, nous les mettrons sur le site des Entartistes et les ferons parvenir aux autres membres de l’Internationale des Anarchos-Pâtissiers en Belgique et aux États-Unis.
- 6) Pratiquez une politique d’entartement universel. Entartez les chefs de tout acabit et ceux qui occupent les positions d’autorité, mais d’une façon non partisane. S’il vous plaît, pas de tarte séparatiste, fédéraliste, communiste, sexiste, raciste, etc. Nous sommes contre tout pouvoir, politique ou médiatique, mais sommes définitivement en faveur des humains libres.
[22] Infotainment: Néologisme composé des mots information et intertainment (divertissement). Il décrit cette presse et ces émissions de télévision fondées essentiellement sur le papotage et les ragots concernant les personnages publics. Aux États-Unis, le journal Enquirer, les émissions Acces Hollywood et Intertainment tonight sont représentatifs de cette nouvelle tendance médiatique. Aimés par l'appât du gain, les journaux et les chaînes traditionnellement plus conservateurs les imitent.
[23] L'ironie, Champs-Flammarion, Paris, 1991, p.171.
[24] Nihilisme: a) Du latin nihil : rien. Doctrine philosophique selon laquelle rien ni personne n'existe de façon absolue. En matière éthique, cette doctrine (dont Nietzsche est un des plus grands représentants) nie la vérité morale, les valeurs et leur hiérarchie parce qu'elles reposeraient, somme toute, sur les intérêts matériels et les besoins individuels. b) Décrit l'attitude de ceux qui ne croient en rien ni personne et qui professent des propos ou posent des gestes pour vilipender les personnes et les institutions incarnant, à leurs yeux, des orientations morales surfaites ou nocives.
Serge Provost, professeur de philosophie