Dans son essai « Dieu ?« (Stock/Bayard 2003), Albert Jacquard - scientifique, généticien, homme engagé, agnostique ou selon son expression : « chrétien non croyant « car attaché au message humaniste de Christ - analyse le Credo. Il dissèque cette profession de foi chrétienne divisée préalablement en dix-sept séquences, en mettant chaque phrase, chaque mot, sous la loupe critique de la raison, de la science, de l’histoire, de la sémantique moderne. Tout cela avec clarté et simplicité étonnantes, mais aussi avec un humanisme et une sensibilité très touchants.
« Je crois en un seul Dieu le Père… /… son Fils unique Notre Seigneur… /… qui a été conçu du Saint-Esprit, et né de la Vierge Marie... » Ce sont les trois chapitres de ce livre correspondant aux trois fragments de texte du Credo commentés par Albert Jacquard que j’ai choisi de soumettre à votre sagacité aujourd’hui.
À déguster entre la bûche de Noël et la messe de minuit…
Je crois en un seul Dieu le Père…
Quelle étrange idée, après avoir introduit Dieu comme échappant aux catégories de notre univers concret, de Le présenter comme équivalent à l’un des acteurs du processus de la procréation ! Elle est révélatrice d’un manque dramatique d’imagination et de la rémanence dans les esprits de vieilles explications, dont il est pourtant maintenant admis qu’elles sont contraires à la réalité. Dans de nombreuses cultures le père de famille a été regardé comme le seul géniteur, celui dont la matière a produit l’enfant, la mère n’ayant qu’un rôle secondaire. Cette explication du véritable mystère qu’est la procréation permet à notre esprit d’avoir une image, certes fausse mais claire, de la succession des générations. Cette succession est décrite par la liste des pères des fils, des petits-fils, tandis que les mères et les filles ne sont regardées que comme des impasses dans le cheminement de la collectivité humaine à travers les siècles.
Les exemples les plus significatifs d’une telle vision sont les énumérations retraçant la généalogie de Jésus. Au début de son Évangile, Matthieu donne les noms des ancêtres de Jésus au cours de cinquante-deux générations se succédant à partir d’Abraham ; Luc, au chapitre 8 du sien, remonte en soixante-seize générations jusqu’à Adam. Chacun de ceux qui sont nommés est relié par une flèche à celui qui l’a précédé. Tout est simple, mais il ne s’agit que de mâles.
Reproduction et procréation
La réalité pourtant est tout autre. Nous savons maintenant ( à vrai dire depuis peu de temps, un siècle et demi) que la procréation implique deux individus dont rôles, du moins à l’instant de la conception, sont rigoureusement symétriques. Le père n’a nullement une importance supérieure ; il est, toutcomme la mère, incapable de procréer seul.
"Dieu est-il une femme ?" par ange
Il y aurait donc d’aussi bonnes (ou plutôt d’aussi mauvaises) raisons de dire Dieu la mère que Dieu le père. Il suffit de formuler tout haut ou d’écrire Dieu la mère pour ressentir ces mots comme scandaleux, comme blasphématoires. Comment oser attribuer à Dieu le sexe féminin ? Mais le scandale est identique, le blasphème aussi grave, lorsque nous lui attribuons le sexe masculin. Ces deux formulations nient la réalité de la procréation ; celle-ci réalise, grâce au déroulement d’un processus aléatoire, un individu nouveau. Il est paradoxal, ayant défini Dieu comme ayant une capacité sans limites, de Le présenter comme participant à une fonction, la paternité, dont nous savons qu’elle ne peut s’exercer seule.
Il y a quelques milliards d’années, alors que la reproduction non sexuée était celle de tous les êtres vivants, cette évocation d’une source biologique unique de chaque individu était conforme à la réalité ; il n’aurait alors pas été illogique d’utiliser ce schéma pour tenter de décrire le lien entre l’en deçà et l’au-delà. Mais cette image n’a plus aucun sens depuis que certaines espèces, dont la nôtre, ont remplacé, il y a sans doute moins d’un milliard d’années, la reproduction par la procréation.
Divinisation du mâle
L’assimilation de Dieu à un père ne serait qu’un non-sens si l’on s’en tenait à la signification du mot, mais le résultat dans nos esprits est un véritable contresens car elle suggère l’assimilation d’un père à un dieu. Les religions qui utilisent cette présentations de Dieu sous-entendent que le père de famille jouit d’une autorité de nature quasi divine. C’est toute la structure sociale qui s’en trouve orientée ; en attribuant implicitement un sexe masculin à Dieu, elles créent une dissymétrie fondamentale au profit du mâle.
L’Église romaine a tiré de cette vision des conséquences extrêmes en exigeant le célibat des prêtres et en interdisant aux femmes les fonctions ecclésiales les plus prestigieuses.
Il n’est pas excessif de constater que Mendel, en dévoilant avec ses petits pois en quoi consiste le processus de la procréation, a apporté une lucidité dont les conséquences s’étendront jusque dans les structures de la famille, de la société, et des institutions liées aux religions. C’est là un bel exemple d’une révolution conceptuelle aux prolongements inattendues. Il est vrai qu’elle concerne un processus qui obsède notre imagination ( il s’agit de l’origine de chacun de nous) et qui, jusqu’à la découverte de la double commande des êtres sexués, était resté totalement inexpliqué. Hélas la mise en cohérence de ces structures et de cette lucidité ne se réalise que lentement. Combien de siècles faudra-t-il encore pour admettre qu’attribuer un sexe à Dieu est un blasphème ?
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… son Fils unique Notre Seigneur…
Après avoir présenter Dieu comme le père de tous les humains, le Credo Lui attribue un seul fils. La contradiction est si flagrante que les notions de paternité et de filiation introduites ici doivent nécessairement être interprétées comme des métaphores et non comme la description d’une réalité. Cet usage évident d’une image est le signe d’une impossibilité de décrire en mots simples, avec un sens précis, ce que l’on désire exprimer. Le message est donc, contrairement aux apparences, que Dieu ne doit pas être regardé comme étant un père de famille riche d’innombrables enfants, dont l’un serait privilégié au point d’être considéré comme le Fils, avec une majuscule ; accepter cette image ne pourrait être qu’une trahison, même si elle est inévitable faute de phrases capables d’exprimer la vérité. Reste à préciser le sens de cette métaphore. Mais en a-t-elle vraiment un ?
Jan Saudek
Le danger d’une mauvaise interprétation est d’autant plus grand que le problème posé par la succession des générations chez les êtres vivants fait partie d’un domaine où nos concepts ont récemment beaucoup évolué. Depuis toujours cette succession a été regardée comme reproduction, c’est-à-dire la réalisation de un être semblable, sinon identique, à celui qui l’a engendré. La version du Credo dite de Nicée-Constantinople (celle qui a été adoptée par les deux premiers conciles oecuméniques en 325 et en 381) insiste sur cette vision en affirmant de Jésus qu’il est « Dieu né de Dieu, lumière né de la lumière, engendré non pas créé, de même nature que le Père ». La référence à une nature qui est transmise montre bien que, pour ces rédacteurs du Credo, il y avait continuité entre le géniteur et l’engendré, que la filiation était une reproduction.
Nous savons maintenant que cette filiation correspond à un processus qui se déroule d’une tout autre façon : il s’agit, dans toutes les espèces évoluées y compris la nôtre, non plus d’une reproduction mais d’une procréation ; celle-ci, loin de produire du semblable, fournit chaque fois du différent, de l’inattendu, de l’imprévisible et surtout elle nécessite l’intervention non pas d’un mais de deux géniteurs.
Jan Saudek
La métaphore de la filiation a entraîné les rédacteurs du Credo dans une impasse. Car elle signifiait pour eux identité d’essence ente le père et le fils. Si le Credo était rédigé aujourd’hui, il faudrait, pour exprimer la même idée, avoir recours à une métaphore d’une autre nature.
Il en est de même pour le mot Seigneur ; ce mot avait un sens clair pour ceux qui vivaient dans des sociétés hiérarchisées où le seigneur était celui qui localement disposait du pouvoir suprême. Dans nos sociétés où les concepts d’égalité et de démocratie sont considérés comme objectifs raisonnables, où l’autorité est lié à une fonction et non à une nature, où aucun roi ne l’est plus de droit divin, cette référence n’a plus guère de sens. Assimiler Dieu à un seigneur apparaît aussi réducteur que L’assimiler à un bricoleur créant l’univers pour se désennuyer.
Un Credo dont les termes auraient un sens directement accessible à tous aurait finalement avantage à n’évoquer ni le Fils ni le Seigneur.
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… qui a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie…
Ici le biologiste, et plus précisément le généticien, se sent interpellé. Jésus - sur ce point l’Église et ferme - a été véritablement totalement, un homme ; s’incarnant en lui, Dieu s’est « fait homme ». Son organisme était semblable à celui des autres hommes et était animé par les mêmes métabolismes. Nous sommes donc contrains d’admettre que cet organisme s’est développé à partir d’une dotation génétique. La moitié de celle-ci, et seulement la moitié, lui a été fournie par sa mère ; l’autre moitié par qui ?
La référence à l’Esprit saint n’implique bien sûr aucune allusion à une réalité biologique ; par ce double mot l’Église évoque un concept particulièrement abstrait dont j’ai cherché en vain une définition claire dans le Nouveau Catéchisme. La « conception » opérée par le Saint-Esprit ne peut être que spirituelle ; elle n’a rien de commun avec ce que peut accomplir un spermatozoïde apportant ses vingt-trois chromosomes dotés de quelques dizaines de milliers de gènes. Il a bien fallu pourtant qu’une autre source fournisse, en complément de l’ovule fourni par Marie, les informations permettant à cet ovule de réaliser un organisme humain.
Le fait que Jésus était de sexe masculin rend cette nécessité plus évidente encore. Son patrimoine génétique comportait en effet un chromosome Y (l’on sait maintenant que les individus de sexe féminin reçoivent deux chromosomes désignés par la lettre X, tandis que ceux de sexe masculin reçoivent un X et un Y). Ce chromosome Y, possédé par les seuls mâles, n’a pu lui être fourni par sa mère. Poser la question de sa provenance n’est pas une impertinence signe d’un mauvais esprit ; cela est nécessaire si l’on tire la conséquence de l’affirmation voyant en Jésus un homme véritable avec toutes les caractéristiques que cela implique.
Décrire un homme signifiait, autrefois, énumérer ses caractéristiques apparentes ; aujourd’hui c’est tenir compte de tout ce que nous révèlent les laboratoires. Connaître le groupe sanguin est plus important que constater la couleur de la peau ; analyser le système immunologique apporte plus d’informations que préciser le caractère crépu ou non des cheveux. À deux mille ans près, ce qui est une durée insignifiante dans l’histoire de notre espèce (et infiniment moins dans l’histoire de l’univers), Jésus aurait pu se manifester au cœur d’une humanité qui aurait porté sur lui un regard tout différent, nourri plus de résultats techniques que de caractères apparents.
Dostoïevski dans Les Frères Karamazov imagine le retour du Christ sur la terre et montre la violence des réactions de rejet des Églises face à cet événement : le Grand Inquisiteur le condamne à s’éloigner. S’il écrivait à notre époque, il pourrait évoquer l’attitude des organismes sanitaires établissant une fiche complète sur laquelle figurerait le groupe ABO, le système rhésus et le système immunitaire ; à côté d la photographie du visage figurerait le caryotype, c’est-à-dire la représentation des quarante-six chromosomes.
Naturellement la question : « d’où provenait le chromosome Y de Jésus ? » n’aura jamais de réponse. Il n’en reste pas moins que ne pas la poser est signe d’une absence de cohérence dans ce que l’on affirme croire. Il serait préférable d’aller au-devant de cette interrogation, quitte à montrer qu’elle n’a aucun intérêt, puisque l’essentiel de la « bonne nouvelle » qu’apportent les Évangiles est ailleurs.
Finalement mieux vaudrait n’évoquer ni l’intervention supposée du Saint-Esprit, ni la virginité de Marie. Ce sont des épisodes qui fascinent les foules mais qui n’ont rien à voir avec le contenu du message.
Qu’une vierge joue un rôle dans les rapports de notre humanité avec l’au-delà est évoqué par de nombreuses religions ; ce n’est pas une idée nouvelle introduite par le christianisme. Plutôt que d’insister sur ce questionnement sans réponse et finalement sans intérêt, le Credo chrétien aurait une portée plus grande en mettant en évidence ce que le discours de Jésus apporte d’inouï.
Albert Jacquard, Dieu?, Stock/Bayard 2003, pp. 49-54, 89-95