"S'il est question d'une boisson insipide, comme, par exemple, un verre d'eau, on n'a ni goût ni arrière-goût ; on n'éprouve rien, on ne pense à rien ; on a bu et voilà tout."
Jean Anthelme Brillat-Savarin
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La seule boisson qui puisse accompagner tous nos plats aphrodisiaques, c’est le champagne. Il jouit d’une réputation d’excitant qui tient principalement à son degré d’alcool euphorisant et désinhibant, mais son côté festif, sous pression, ses bulles pétillantes et ses ouvertures bruyantes y sont incontestablement pour beaucoup.
Dans La Raison gourmande, Michel Onfray considère le champagne comme la quintessence de l’art baroque. Ce n’est pas ma période ni mon style préféré, mais j’ai l’impression étrange que l’on ne peut pas bien saisir l’âme du baroque, si on n’a pas vu... les plus belles églises de Prague. Donc, pour s’imprégner de ce style immodérément perlé, il faudrait peut-être boire du champagne sous la coupole du lustre en cristal à l’église Saint-Nicolas de Mala Strana en écoutant "les orgues jouer Mozart". Rien que cela…
CHAMPAGNE
« Le champagne est une production baroque. […] Avant de toucher l’esprit, l’âme, et d’être une nourriture cérébrale, tout ce qui relève de ce style veut en priorité l’émotion, la sensation, la passion. Le corps est le premier des invités. Comment mieux dire les effets du champagne, plus séducteur que tous les vins réunis? De son emprise première, il faut d’abord se défaire. Le vin de dom Pérignon invite à ce qu’on se déprenne d’abord de ses effets pour pouvoir en goûter les richesses. Dans la bouche, le champagne envahit, requiert toutes les sensations en même temps. Sur la langue, dans le palais, il pétille emplit la bouche sur le mode impressionniste : en libérant des effets qui relèvent de registres différents, divers, multiples. Le parfum se mélange aux gaz, les saveurs de longueur coïncident avec un effet de déperdition des effervescences. Ce que l’un gagne, l’autre le perd : l’entropie que souffre l’un rend possible la richesse de l’autre. Et vice versa. Les bulles, encore les bulles. Ce sont en effet les éclatements gazeux qui autorisent les fragrances. Car la bouche est d’abord conquise plus impérieusement u’avec n’importe quel vin. Et derrière cet effet primeur se cache la vérité du breuvage?. N’y a-t-il pas là récurrence du masque baroque ?»
"Bal de tous les saints"
« Chez tous les baroques, Baltasar Gracian en tête, le goût pour le travestissement est une vertu. Masquer, cacher, dissimuler dans le dessein de découvrir, plus tard. Il y a là jeu avec le désir dont le propre réside dans la dialectique de la dissimulation et du dévoilement. Le loup du bal masqué a son équivalent dans les bulles du champagne : il est promesse de plaisir ou de bonheur. Après l’effet séducteur, la vérité sapide. Tout le baroque veut cette alternative et soumet l’artifice à ces desseins hédonistes. Le théâtre est le lieu privilégié du masque, bien sûr. La scène est l’endroit où traditionnellement on présente la vie comme un songe, un lieu où se dit encore et toujours : Homo Bulla. [...]
… le dieu du champagne est immanquablement danseur, pareil à ces maîtres du ballet baroque qui associaient la musique, le chant et la danse. Chassé, déchassé, balancé, volte et dérobée : à tout le moins, l’ennemi, c’est la lourdeur. Le champagne aime le ciel quand d’autres vins chérissent la terre ; il vénère ce qui est aérien, éthéré, jusqu’à se faire du gaz un allié ; il est complice du temps plus que de l’espace, car le terroir n’est pas son domaine de prédilection. En tout cela, il peut être apparenté à la musique - là où le bordeaux serait peinture, le bourgogne sculpture.
D’ailleurs le champagne est le seul vin qui chante, réellement. Il suffit, outre le claquement sec du bouchon, qui, à lui seul, est promesse de musiques heureuses, d’écouter crever à la surface de la coupe les bulles du breuvage qui vit. Dans le déroulement le plus aléatoire qui soit, elles font de petites explosions sèches, fines, claquent, pétillent, réjouissent l’oreille. Avec le temps qui passe, nouvellement marié avec l’air, le champagne module son chant au fur et à mesure qu’on attend de le boire, ou qu’on le boit. Les effervescences sont moindres, plus espacées : le rythme s’est modifié, la cadence n’est plus la même. L’impétuosité a laissé place à un concert différent : du fortissimo au piano, de l’allegretto à l’adagietto. […]
S’il me faut l’équivalent, en musique, de ce que pourrait être le champagne, je le verrais volontiers chez Mozart… »
Mozart, Don Giovanni, Champagne Aria, Fin ch’han dal vino
« Que dit Mozart, ici ? Da Ponte, d’abord, le librettiste : qu’il faut la fête, les plus belles des files, de la danse et du vin. On ne précise pas lequel et ce n’est pas du champagne. Don Juan envisage le menuet, la gaillarde et l’allemande. Il pense qu’ainsi il pourra augmenter sa liste d’une bonne dizaine de nouvelles conquêtes. Et si l’on dit de cette aria qu’elle est l’air du champagne, c’est seulement par ce que dit la musique, et elle seule : le traitement orchestral est, pour le moins, pétillant, effervescent. L’allure est rapide, la cadence infernale. […] Car Don Juan est-ce débordement spirituel en même temps que libidinal qu’on ne peut signifier musicalement que dans l’urgence, la frénésie et les brièvetés de cellules juxtaposées. La voix est doublée de flûtes et de violons, des instruments que Mozart utilise volontiers pour exprimer le charme et la démonie. La séquence est assimilable au masque : sous la bonhomie, le désir de fête, la volonté de jouissance, se cache le tragique. L’éternel retour du désir est dit par l’éternel retour des mêmes cellules musicales - le mouvement sans fin des bulles qui désirent la surface et l’anéantissement. Le champagne est métaphore du désir en même temps que rappel, sur le mode baroque de la vanité, de notre humain condition. […]
Le champagne est là pour dire cette aspiration au plaisir en même temps que l’enracinement de cette appétence dans le manque qui nous taraude : si nous voulons la jubilation, c’est que nous ne sommes pas heureux. Homo bulla. »
Michel Onfray, La raison gourmande, 1. Petite théorie des bulles, Grasset, 1995
Femme bulle…
… et ses petites robes noires
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« Les jouissances génésiques augmentent la soif; de là ces descriptions poétiques de Chypre, Amathonte, Gnide et autres lieux habités par Vénus, où l'on ne manque jamais de trouver des ombrages frais et des ruisseaux qui serpentent, coulent et murmurent. »
Méditation VIII, De la soif
« Ceux qui s'indigèrent ou qui s'enivrent ne savent ni boire ni manger. »
Aphorismes