Voici l’un des chapitres du « Manifeste hédoniste « de Michel Onfray, courte esquisse de son éthique hédoniste, extrêmement limpide, simple et accessible à tous.
Vous trouverez sa version plus complète dans « La puissance d’exister « (Grasset 2006, § II. Une éthique élective).
Les notions de religion, athéologie, athéisme chrétien, athéisme athée sont largement décrites dans « Traité d’athéologie « (Grasset 2005).
Les concepts de sculpture de soi, cercles éthiques, délinquant relationnel sont développés dans « La sculpture de soi » (Grasset 1993).
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Le judéo-christianisme a imprégné notre épistémè pendant plus de mille ans - de la patristique (IIème-Xème") à l'Encyclopédie (1751-1772), de la conversion de Constantin (312) à la décapitation de Louis XVI (1793) qui montre qu'on peut impunément décapiter le Roi de droit divin...
Si les Églises se sont vidées, les esprits restent pleins de l'enseignement chrétien : dépréciation du corps, des sensations, des émotions, de la chair, des passions, des pulsions, des femmes, du plaisir, de la jubilation, surestimation de l'ascétisme, du dolorisme, du renoncement, d'où misogynie et phallocratie...
Je définis la religion comme la vision du monde qui postule l'existence d'un arrière-monde qui donne son sens à ce monde-ci. Toutes les religions bâtissent leurs propositions sur la possibilité d'un réel en dehors du réel - ce réel irréel donnant d'ailleurs son explication, sa légitimation, sa justification à ce réel, réel. Augustin explique dans le détail comment la Cité de Dieu fonde la vérité de la Cité des Hommes.
Une éthique hédoniste suppose un combat athéologique. J'appelle athéologie la discipline qui serait à la négation de Dieu ce que la théologie est à son affirmation : une contre-proposition théorique qui déconstruit la fiction religieuse, explique la forgerie historique des mythes, rapporte les mécanismes de formation psychique de l'idole, détaille le processus hystérique de déréalisation de soi, des autres et du monde, et qui, in fine, fait triompher la pulsion de mort, le dénominateur commun des trois monothéismes constitutifs de la psyché occidentale.
L'athéisme a une histoire. Elle a souvent été écrite par les croyants. De sorte qu'on a nommé athées nombre de penseurs qui croyaient en Dieu, mais d'une façon hétérodoxe, autrement dit d'une autre manière que ce qu'auraient souhaité leurs juges. Ont été ainsi considérés comme athées des agnostiques, des polythéistes, des déistes, des fidéistes, des panthéistes qui, tous, croyaient en Dieu mais associaient à ce vieux signifiant un signifié qui n'avait pas l'heur de convenir aux inquisiteurs.
Je définis l'athéisme comme une franche et claire négation de Dieu, bien sûr, mais aussi, et surtout, comme l'art de démonter comme un jouet l'illusion ainsi nommée.
Car Dieu existe, certes, mais comme une fiction, un personnage de roman, une créature utile au déni séculaire de la mort, une béquille nécessaire à la gestion du néant qui nous attend.
L'athéologie décompose les fictions construites pour éviter la vérité ontologique ultime : notre présence au monde n'a de sens que dans, par et pour notre effacement du monde.
De sorte que, à côté de cet athéisme athée se trouve un athéisme chrétien - le plus volatile de tous ... L'athée chrétien nie l'existence de Dieu, mais accepte toutes les conséquences éthiques de Dieu : il laisse de côté l'idole majuscule, mais sacrifie à toutes les idoles minuscules qui l'accompagnent - amour du prochain, pardon des péchés, irénisme de l'autre joue tendue, goût de la transcendance, préférence pour l'idéal ascétique, etc.
Je défends un athéisme athée qui, en plus de nier l'existence de Dieu et de proposer le démontage des fictions afférentes, affirme la nécessité d'une éthique postchrétienne qui dévoile la nature toxique d'une morale impraticable qui, dès lors, génère des culpabilités inévitables. L'idéal chrétien se trouve en effet hors d'atteinte : l'imitation du corps angélique de Jésus ou celle du cadavre crucifié du Christ, celle du héros ontologique qui tend l'autre joue après avoir été frappé, celui qui ne jugerait jamais personne, voilà qui conduirait, dans la vérité et la réalité de ce monde-ci, à une vie de martyr ...
Le réel est violent et brutal, le rapport aux autres relève de l'éthologie qui nous apprend que la domination et la servitude, la possession d'un territoire et la nécessité de son marquage, la lutte de tous pour la puissance qui échoit à quelques-uns seulement, l'usage de la force ou de la ruse, les machinations des contrats de hordes ou de meutes, tout cela contraint à penser la morale pour un monde réel et non pour un monde idéal et fantasmatique.
Mon éthique prend en considération Auschwitz et le Goulag, les fascismes bruns, rouges et verts, les génocides industriels ou artisanaux (Hiroshima ou Kigali), le déchaînement de la pulsion de mort dans le XXe siècle. Une morale chrétienne conduit à l'abattoir. L'amour de qui n'est pas aimable n'est pas souhaitable ; la joue tendue à celui qui va nous gazer ou nous couper le cou n'est pas pensable ; le refus de juger l'injuste, le méchant, le pervers conduit à un nihilisme éthique ; sans parler de l'inanité de sacrifier à l'idéal ascétique, autrement dit de mourir de notre vivant ici et maintenant, de sacrifier cette vie dont nous sommes sûrs, sous prétexte qu'une fois morts nous vivrons éternellement...
Il nous faut donc une règle du jeu immanente qui récuse l'accrochage de la morale à la théologie, comme pendant si longtemps, ou à la science comme d'aucuns le croient. L'éthique gagne à renoncer à la transcendance divine autant qu'à celle des mathématiques. La révolution esthétique opérée par Marcel Duchamp est, du moins en partie, une révolution des supports. Pour en finir avec les matières et les supports nobles en art (la sculpture en bronze, la peinture en or et bleu outremer, les objets en ivoire, les temples en marbre, etc.), l’anarchiste décrète une égale dignité de tous les supports possibles - le papier, le carton, la ficelle, le déchet, la poussière, l’objet manufacturé. A quoi on peut ajouter : l’existence personnelle.
Nous sommes un matériau brut qui doit être informé. Ce que nous sommes, nous le devenons. Si nous ne devenons rien, nous ne serons rien, sinon un fragment aveugle de la nécessité du cosmos. D'où la nécessité d'informer l'âme matérielle constituée par notre cerveau et notre système nerveux. Il faut un dressage neuronal car, ne pouvant éviter que celui-ci ait lieu par défaut et débouche sur la sauvagerie psychique de l'être, on doit le vouloir pour dompter les forces, façonner les formes, vouloir les contours de notre existence. L'éthique est une affaire de sculpture de soi.
Sculpture flexible en papier blanc, Li Hongbo
L'impératif catégorique de l'éthique hédoniste a été justement formulé par Chamfort dans un aphorisme définitif : «Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà toute morale».
Jouissance et de soi, et d'autrui, dans l'évitement de la douleur de soi et d'autrui, voilà un programme existentiel réduit à son axe...
Concrètement - autrement dit, pour passer de l'éthique (théorie de l'idéal) à la morale (théorie de la pratique) -, une morale postchrétienne récuse l'amour du prochain fondé sur le seul fait qu'il soit notre prochain. Aimer notre prochain s'il est aimable ne pose aucun problème. Mais s'il n'est pas aimable ? Quid du devoir d'amour du prochain (sinon de la politique de la joue tendue ...) d'un déporté pour son geôlier dans un camp de la mort ? L'impraticabilité de la morale chrétienne oblige à une morale plus modeste, mais praticable.
D'où une construction à partir de soi, car la vérité ontologique du monde est, sur le terrain métaphysique, le solipsisme. Chacun définit le centre du monde et construit le réel à partir de lui. Y compris, et surtout, le réel éthique, l'intersubjectivité. Sur le mode des cercles concentriques, dans une logique aristocratique donc, l'élection et l'éviction décident d'une situation dans le dispositif : élu celui ou celle qui consent à une relation hédoniste dans laquelle se construit, à deux, une intersubjectivité dans laquelle triomphe la pulsion de vie ; évincé celui ou celle qui, dans cette relation, fait primer la pulsion de mort, la négativité, la destruction, la perversion, le déplaisir.
La situation que chacun occupe dans les cercles éthiques d'autrui n'est jamais définitivement acquise, elle est au contraire relative à ce qui aura été donné, ou pas, négativement ou positivement. Qui donne de la jubilation en reçoit en retour ; qui inflige des passions tristes écope d'une mise à distance - non pas la haine, le mépris, la rancoeur ou la rancune, l'antipathie, qui abîment l'âme par la corruption des toxines du ressentiment, mais la sortie de ses cercles éthiques, l'effacement de son monde.
La jouissance de soi est parfois problématique pour quiconque dispose d'une complexion masochiste. Mais la jouissance dans la douleur qu'on s'inflige ou qu'on inflige est légitime quand elle procède d'un pacte avec un partenaire à même de contracter, autrement dit clair sur son désir, sain d'esprit, lucide sur les tenants et les aboutissants de la relation qu'il entreprend.
De même, la jouissance d'autrui peut aussi poser des problèmes. Car les jouissances se construisent avec de la réalité, elles se nourrissent de contrats tacites clairement formulés, et nombre de délinquants relationnels l'alimentent avec des désirs fantasmés, des souhaits solipsistes, des délires pris pour des réalités et autres constructions factices élaborées avec les songes auxquels certains ou certaines donnent plus de consistance qu'à la réalité. La dénégation du contrat, le clivage du moi qui oppose une part lucide et saine à une autre obscure et malsaine conduit à des impasses dans l'intersubjectivité. .
Déceler un délinquant relationnel, c'est savoir qu'il le sera toujours : l'éviction, la sortie de son dispositif éthique, voilà la solution pour créer du plaisir par prophylaxie d'évitement de déplaisirs..."
Michel Onfray, Manifeste hédoniste, Éditions Autrement 2011, pp. 23-27