Dans Le Point du 02.12.2011, Michel Onfray signe un article sur Bartabas (Clément Marty), homme de passion, dresseur de chevaux, chorégraphe de spectacles équestres, créateur du théâtre équestre.
« Penser comme un cheval »
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"J'aime Bartabas parce qu'il est un homme debout ; et il est un homme debout parce qu'il fait parler en lui toute une série d'animaux, pas seulement le cheval : la hyène au rire grinçant quand, homme de l'art équestre, comme chacun sait, il vante les mérites de la boucherie chevaline en disant qu'elle a sauvé l'animal ; le gorille quand il se rend dans un bureau du ministère de la Culture et saccage un peu, en passant, la cage du babouin fonctionnaire qui étrangle sa compagnie avec des décisions de bureaucrate ; le renard quand il fixe l'objectif du photographe qui le saisit dans un beau portrait avec un crâne de cheval composant ainsi une vanité dans un esprit baroque ; le chat quand il regarde autour de lui qui se trouve à sa table après le spectacle, et comment les lois de l'éthologie se trouvent respectées dans les agencements autour du mâle dominant qu'il est, ce qui lui fait friser l'oeil et retrousser les babines ; le loup quand il se meut dans l'espace d'Aubervilliers avec sa meute qui se déplace comme en dansant autour de ses phéromones ; l'ours quand il met la patte dans le plat en plein Festival d'Avignon pour faire exploser le politiquement correct qui règne en matière d'intermittence du spectacle ; le lion, roi des animaux, quand il chevauche. Cet homme est un zoo à lui tout seul?
Je suis pourtant le plus mal placé pour parler de son art, car je ne suis jamais monté sur un cheval. Dès lors, dans ses spectacles, j'entends des "oh !" et des "ah !" qui ponctuent ses coups de génie équestres, mais sans savoir pourquoi il y a eu, là plutôt qu'ailleurs, matière à extase. Ainsi du galop arrière : enfant, j'avais l'habitude de voir des percherons dans les champs de ma campagne normande, et il me semblait qu'il suffisait de demander à un cheval de reculer pour qu'il s'exécute !
Holà ! Sacrilège. Le sommet de l'art se trouve dans cette reculade. Bien, bon, d'accord, entendu. Mais de la même façon qu'on n'a pas besoin d'être musicologue pour aimer Bach ou gynécologue pour aimer les femmes, on peut aimer Bartabas en ignorant tout de la technique équestre - même si j'imagine la qualité affûtée du plaisir qu'il y a à décoder la subtilité du dressage quand on est soi-même cavalier.
Ce qui me plaît dans ses spectacles, c'est la pensée qu'il y met. Depuis le début de Zingaro, ses créations ont été multiples et diverses. Du dépouillement maximal et de l'esthétique zen de la danse d'un homme avec son cheval et de ce centaure avec un acteur de butô dans Le centaure et l'animal, à la farce baroque d'une danse macabre dans Calacas, en passant par les contrepoints entre les chevaux et les musiques du monde dans Darshan ou Battuta, il n'existe qu'une seule substance diversement modifiée - comme dirait un spinoziste sachant monter...
Leçon épicurienne
De la pensée dans les spectacles de Bartabas ? Oui. De la pensée. Car penser avec des mots est une histoire récente avant laquelle il y eut des millénaires de pensées sans les mots. Il y eut de la pensée à Lascaux avec des peaux de bête tannées, tendues sur des cadres, frappées avec un bâton ou un os ; il y eut de la pensée sous les lueurs des torches à la graisse animale qui éclairaient un peu des danseurs probablement enivrés de lichens fermentés ou de liquides hallucinogènes ; il y eut de la pensée dans le cerveau d'un être qui recouvrit de pierres sèches le corps de son père mort ; il y eut de la pensée dans la main du premier graveur de tête de cheval dans une grotte préhistorique, etc. Bartabas est l'homme de cette pensée-là.
Précisons. Pendant des millénaires, l'homme et la nature ne se pensaient pas séparément. Le nuage, l'arbre, le vent, l'animal, l'homme, l'insecte, le soleil, la pluie étaient un seul et même monde. La décadence vint avec le monothéisme, qui mit à bas le paganisme et le panthéisme pour lesquels les dieux n'étaient pas séparés du monde puisqu'ils étaient le monde. Dans ces temps où la raison ne se nourrissait pas de mots et de concepts, mais d'intuitions et d'esprits, de souffles et de murmures, l'animal et l'homme, la pierre et la plante étaient, pour l'homme, parcourues d'une même énergie. Bartabas montre cette énergie fossile dans un monde qui en a perdu le sens et l'usage. Voilà la pensée de Bartabas. Il convoque pour ce faire des oies et des chiens, des dindons et des ânes, des chevaux aussi, bien sûr, ou des cygnes avec lesquels il obtient des résultats chorégraphiques stupéfiants.
Ce qui a lieu sur la piste du cirque suppose une longue conversation entre l'homme et la bête, preuve que la communication est possible entre le règne animal et le règne humain, qui ne sont qu'artificiellement séparés. Même remarque avec le règne végétal ou le minéral. La force qui détermine l'indéfectible agencement des cristaux de quartz et celle qui anime le cheval dans le rond de lumière, autant que la posture du cavalier qui le monte, sont une seule et même vitalité.
Il y a peu d'êtres qui font de cette force un matériau à sculpter - Bartabas est l'un de ceux-là. Ses démonstrations offrent une quintessence du génie équestre français en même temps qu'un cristal de communication non verbale entre le cavalier et sa monture. En sortant du manège, les genres se mêlent : le cheval a montré tant d'humanité que l'homme sent en lui cette bestialité - autrement dit : sa participation au monde animal.
Et l'on en vient même à se demander si cette intelligence animale que nous avons perdue n'est pas plus grande que l'intelligence livresque qui l'a recouverte depuis des millénaires. Nous croulons sous le poids des mots, des livres, des bibliothèques, des paroles. Le silence des bêtes nous ramène à l'essentiel : Bartabas nous y mène avec un doigté de chaman.
La pensée de Bartabas est une éthique : elle montre ce qui peut être obtenu moins quand on brime la part animale pour l'humaniser que quand on l'humanise en l'animalisant, autrement dit : quand on rappelle à l'Homo sapiens sapiens qu'il est aussi, et peut-être surtout, une énergie à sculpter, une force à conduire, un chaos à ordonner. Bartabas montre la voie - il est le seul aujourd'hui, avec le médium insolite de l'art équestre, à nourrir l'âme de corps, alors qu'un millénaire de formatage spirituel a produit l'inverse.
Calacas constitue une étape nouvelle dans cette leçon de sagesse équestre. Baroque, foutraque, dionysiaque, bachique, endiablée, sarcastique, comique, cette pompe funèbre fait du cercueil un tapis volant. Les chevaux se partagent la sciure avec les squelettes qui dansent, sautent, frétillent, rigolent à mâchoire déployée pour nous offrir une leçon épicurienne : la mort n'est pas à craindre puisque nous sommes là ; quand elle sera là, nous n'y serons plus.
Théologie
Dès lors, les corbillards roulent à tombeau ouvert, conduits par des chevaux fous, les os sont la chair des morts qui chevauchent des animaux musclés comme des apollons, les anges secs montrent leur sacrum et leur coccyx en volant comme des spectres au-dessus des spectateurs, Éros embrasse Thanatos sur la bouche, le tout sur la croupe d'un cheval qui redouble celle de l'écuyère, la peau d'une cavalière est de tissu, la pointe de ses seins se fripe d'étoffe, la chair est donc plus fausse que l'os, dur et vrai comme une pierre tombale.
La musique est une fanfare céleste. La cavalcade est celle des morts qui jouent à la vie dans un ciel non pas des idées mais de chair et de sang, où on lutine, boit, rit, danse et chante. Bartabas, qui nous livre sa pensée depuis des années, nous a fourni une éthique, une sagesse, une éthologie ; le voilà qui nous donne à présent une théologie. Dieu que la pensée est une douce chose quand elle économise la parole ! Dans ce cas, et seulement là, elle est la plus noble conquête de l'homme."
Michel Onfray
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