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24 septembre 2011 6 24 /09 /septembre /2011 10:21

 

Michel Onfray a rendu hommage à son ancien professeur à l’Université de Caen, Lucien Jerphagnon dans l’article publié le 22 septembre 2011 sur le site Le Point.fr

 onfray jerphagnon

Lucien Jerphagnon et Michel Onfray lors d'une conférence à Caen, en 1991.


"Au premier cours de l'année donné au cinquième étage de l'université de Caen, Lucien Jerphagnong fournissait son mode d'emploi : il annonçait qu'il y aurait un devoir et donnait la date de remise des copies, il ajoutait qu'il le signalerait une fois, donnait également la date de la piqûre de rappel et ajoutait qu'une copie non rendue ce jour-là, ce serait zéro. "A bon entendeur..." Pas utile d'arguer de la troisième mort de son grand-père, d'un glissement de terrain ou d'une grève des trains.


Ensuite, il donnait son adresse, précisait qu'il répondrait à chaque lettre le jour même et qu'on recevrait une réponse le lendemain dans sa boîte aux lettres - c'était l'époque où l'on n'avait pas besoin d'affranchir le courrier au prix du caviar pour que, nonobstant, il prenne son temps en route. Pendant des années, il répondit à chacune de mes lettres le jour même. Je garde ce précieux trésor dans une chemise à la couleur passée.

Enfin, il concluait son topo en citant Montherlant : "Qui vient me voir me fait plaisir...", puis il marquait un temps de silence, et il ajoutait, goguenard : "... Qui ne vient pas me voir me fait plus plaisir encore !" Pendant des années, je lui ai offert le premier plaisir, pendant d'autres années, le second.

Concernant ses relations avec Jankélévitch, dont il fut l'assistant, il écrit : "Mai 68 nous avait éloignés, point séparés." Il y eut aussi entre nous un éloignement qui ne fit pas une séparation. Tel ou tel journaliste fit de son édition de saint Augustin en Pléiade le motif de cet éloignement, l'auteur du Traité d'athéologie ne pouvant qu'être un allumeur de bûcher sur lequel il sacrifiait son vieux maître ! Mais c'était me prendre pour un imbécile : quand j'eus le coup de foudre pour ce professeur exceptionnel, j'ai tout lu de lui et, à 17 ans, je n'ignorais pas qu'il avait publié des textes qui sentaient l'eau bénite aux éditions du Vitrail (sic) ! Pas besoin de chercher de ce côté-là.

Quand il arrivait dans la salle, grand, maigre, la moustache d'un officier de la coloniale toujours impeccablement symétrique, il posait son cartable, sortait son volume de Budé, posait une grosse montre sur le bureau et commençait un spectacle extraordinaire. Seul, il jouait tous les rôles du théâtre antique : il fulminait, susurrait, ricanait, délirait, le tout avec une érudition époustouflante. Drôle, malin, ironique, vachard, intelligent, cultivé, il assassinait, portait au pinacle, tirait une balle entre les deux yeux de tel ou tel professeur parisien, citait une lettre envoyée par un ami cardinal ou académicien, faisait un genre de revue de presse de la semaine et n'oubliait jamais le cours - qui était clair, limpide, impeccable, bourré de références, et vrai.

À l'époque, l'idéologie faisait la loi : Marx - Freud, Lacan - Foucault. À Caen, nous avions le subversif de service, jadis Mao - Badiou, puis Sade - Bataille (aujourd'hui Aristote - saint Paul), l'apparatchik communiste, Lénine - Althusser, le fainéant, rien - rien, le dandy, Wagner - Varèse, le professeur modèle, Kant - Hegel, etc.

Lui se moquait de tout cela et parlait des preuves de l'existence de Dieu chez saint Thomas d'Aquin, des hypostases de Plotin, du plaisir chez Lucrèce. S'il parlait d'un bordel, c'était avec la caution de Juvénal, d'une partie de jambes en l'air, avec celle de Perse, d'un trait d'esprit, avec Tibulle, s'il lançait une saillie contre les grands de ce monde, c'était sous couvert de Tacite - Suétone. On ne savait comment il s'y prenait, mais on avait l'impression d'un one-man-show effectué par un genre de Monsieur Hulot de la philosophie. Une fois sur le campus, on avait beaucoup appris, tout compris et, surtout, tout retenu... J'ai encore un gros paquet de notes prises au cours donné par le membre du PCF sur Victor Cousin et la philosophie française, mais ne me souviens de rien ; j'ai gardé les quelques notes du cours sur Lucrèce, je me souviens de tout, comme si le cours avait eu lieu hier. Or, il a plus de trente ans...

Il m'a tout appris : ne rien tenir pour vrai qu'on ne l'ait vérifié expressément. Lire, beaucoup lire, encore lire, toujours lire, travailler sans cesse. Aller directement au texte et économiser les gloses. Se moquer des travaux universitaires, jamais très utiles : ils obscurcissent la plupart du temps, alors que la lecture et la méditation du texte même forcent les pages les plus difficiles. Il ne sacrifiait à aucune mode de lecture - ni freudienne, ni lacanienne, ni marxiste, ni structuraliste. Il disait pratiquer "une méthode érudite". De fait, pour comprendre Lucrèce, je m'étais inscrit à des valeurs d'histoire de l'archéologie antique, ou d'histoire ancienne, je lisais sur l'époque, je bricolais un peu de latin. À rebours du structuralisme, il voulait le texte et le contexte - il avait ô combien raison ! Ma Contre-histoire de la philosophie est un hommage à sa méthode. Un hommage dont j'entame la dixième année.

Tout nous séparait : homme de droite, très conservateur, agnostique, mais, quoi qu'il en dise, mystique plus proche du Dieu des chrétiens que de l'Un-Bien de Plotin, pestant contre Mai 68, ami de gens d'Église, dont, paix à son âme, un évêque athée. Bien qu'il s'en défendît, il goûtait les honneurs comme un petit garçon les friandises, et je crois qu'il aurait aimé le bicorne et l'épée du Quai Conti, un lieu qu'il aurait enchanté par son éternelle jeunesse, ses pétillements d'intelligence, ses mots en pointe sèche aiguisée d'acide. Tout nous séparait, donc. Et alors ? Je l'aimais ainsi.

Voilà quelques jours, passant chez Grasset, mon éditeur Jean-Paul Enthoven m'apprit qu'il était entré dans une chambre de soins palliatifs. De là-bas il a envoyé une lettre de dandy à la maison d'édition des Saints-Pères qui fut aussi la sienne : joli papier filigrané, incrustation de titres, dont Membre correspondant de l'Académie d'Athènes, il y tenait.

L'encre violette de son Montblanc ("Regardez, mon cher Onfray, c'est le supertanker avec lequel j'ai écrit tous mes bouquins", me dit-il quand je vis son bureau pour la première fois...) avait pâli, le trait était resté net, mais la plume grattait le papier et avait des ratés. Il remerciait la maison qui l'avait édité, rigolait au bord de la tombe, continuait le spectacle, mais savait que le rideau allait tomber très vite. J'ai pleuré. Il était né la même année que mon père.

J'ai lu son dernier livre qui vient de paraître en librairie, j'ai entendu sa voix en le lisant. J'ai fermé le livre. J'ai vieilli un peu plus. Adieu, mon vieux maître, adieu - je vous aimais..."

Michel Onfray

Voir sur le même sujet : Michel Onfray et Lucien Jerphagnon - disciple et son maître

Marc  (merci à Pasfaux 

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22 septembre 2011 4 22 /09 /septembre /2011 16:15

 

socialistes primaire

 

Michel Onfray explique et justifie encore une fois son choix d’Arnaud Montebourg comme le meilleur candidat socialiste à l’élection présidentielle de 2012, dans l’article publié le 22 septembre 2011 sur le site Le Monde.fr

"Arnaud Montebourg, le seul antilibéral"

Voir sur le même sujet :
L’article de Michel Onfray dans Libération - Montebourg est le seul à se soucier du peuple 
Visite de Montebourg à Argentan - vidéos, photos, presse. (23.08.11)
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"Dans un parti, le principe d'une primaire ouverte est une mauvaise chose : à quoi bon un parti si son leader est choisi en dehors de lui dans une nébuleuse de gauche où toutes les motivations sont possibles, y compris les plus mauvaises -choisir le pire en face pour conserver les chances de celui qu'on soutient par ailleurs à gauche ? Mais ce principe a été préféré aux congrès dans lesquels les idées peuvent s'opposer, les forces se mesurer, les alliances se constituer. Dont acte.

On sollicite le peuple de gauche - j'en suis : j'irai donc. Je ne suis pas socialiste, loin de là. Ma gauche idéale est proudhonienne. Mais l'idéal ne fait pas la loi, il indique une direction. Le réel politique français est simple : dans la configuration de la Ve République, tout a été fait pour évincer le minoritaire et créer une majorité sur le mode bipolaire - au sens mathématique et non clinique du terme...

Depuis François Mitterrand en 1983 (le tournant de la rigueur), le choix oppose désormais une gauche libérale, la sienne, et une droite libérale. Gauche et droite antilibérales se trouvent donc reléguées dans les marges. Elles servent de force d'appoint.

Ma gauche est antilibérale. Et je suis unitaire : seule l'union des gauches antilibérales peut faire de telle sorte que, dans un deuxième tour, la gauche capable de gagner ne soit pas celle qui a créé l'euro, le traité de Maastricht et accéléré la paupérisation en Europe, mais une gauche ayant le souci des pauvres, des oubliés, des sans-grade, des victimes du libéralisme, des femmes, des chômeurs, des jeunes sans emploi.

Comme jadis on crut, avec Jean-Paul Sartre, que le marxisme était l'horizon indépassable de l'époque, l'élite ayant pignon sur rue dans les médias psalmodie sans relâche que le libéralisme constitue un même horizon indépassable. C'est faux. Le libéralisme est une idéologie dont l'utopie fait des dégâts considérables avec des victimes et des morts jamais comptabilisés - les suicides, l'alcoolisme, la drogue, la violence, les antidépresseurs, la délinquance, la criminalité en procèdent largement.

Cette religion aussi sotte que le marxisme en son temps affirme que, le marché faisant la loi, une régulation naturelle s'ensuit qui, à terme, produit le bonheur et la prospérité de tous. Or, chacun le voit bien, le marché qui fait la loi, c'est la dictature de l'argent et le règne des mafias. Le jardin promis accouche de la jungle et non d'un Versailles entretenu par une main invisible, avatar déiste des libéraux du XVIIIesiècle.

Tous les candidats à la primaire socialiste, sauf un, communient dans cette religion libérale. On peut bien essayer de chercher des différences entre les six prétendants, on ne trouvera que des looks à opposer - François Hollande l'a bien compris qui annonce s'être "préparé" à diriger la France en renonçant à son humour et en faisant un régime alimentaire ! Un programme subliminal pour la nation : arrêter de rigoler et se serrer la ceinture...

Aujourd'hui, avec la logique libérale, le marché fait la loi sur la totalité du globe. Désormais les choses sont simples et nous n'avons le choix qu'entre deux hypothèses : soit on persiste dans la religion libérale, dès lors, il faut accepter une compétition universelle avec le travail des enfants, des vieillards, des malades, des femmes, des valides, tous mobilisés dans ces bidonvilles de la production planétaire qui pullulent en Chine, en Inde, au Maghreb.

A partir de ce moment, il nous faut dire adieu à la protection sociale française (la Sécurité sociale, la retraite), à l'éducation nationale gratuite, laïque et obligatoire, au service public (la poste, la SNCF), à un mode de vie (les loisirs, la durée du temps de travail, les congés, les infrastructures culturelles).

onfray poste d'incendie-copie-1Soit on sait que le libéralisme est une utopie concrète et dangereuse et l'on opte pour une gauche antilibérale, autrement dit une gauche de gauche. Dans la primaire socialiste, seul Arnaud Montebourg campe sur cette position. S'il était le candidat du Parti socialiste, lui seul obtiendrait une alliance avec le Front de gauche (pour lequel je voterai au premier tour de la présidentielle) qui a réussi, déjà, à enclencher une logique unitaire avec le Parti de gauche, le PCF et la Gauche unitaire.

Ce qui m'intéresse est moins la somme de ces trois composantes que la dynamique obtenue. Arnaud Montebourg pourrait contribuer à cristaliser cette gauche antilibérale susceptible de faire une première révolution : se retrouver au second tour de l'élection présidentielle."

Michel Onfray  

Ewa  

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10 septembre 2011 6 10 /09 /septembre /2011 00:18

 

 causeur couv

Nous vous proposons de découvrir un entretien de Basile de Koch avec Michel Onfray, publié dans Nos meilleurs ennemis, la nouvelle rubrique du magazine  "Causeur" , N° 39, (le 07.09.2011).

"La police de la pensée française a la matraque facile"

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"Nous continuerons à dialoguer avec nos adversaires - quand ils le voudront bien. Pas seulement parce que cela rend la vie amusante, mais parce que les idées qui ne souffrent pas l’épreuve de la contradiction ne sont que des lieux communs.[...] Dans les mois qui viennent, nous donnerons donc régulièrement la parole à « nos meilleurs ennemis ». Nous inaugurons cette « série noire » avec Michel Onfray qui se bat pour que ceux qui ne partagent pas ses idées puissent les défendre."

  [Elisabeth Lévy, directrice de la rédaction]  

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onfray caricature

Basile de Koch : J’ai lu que vous étiez « l’hédoniste du XXIe siècle ». Vous êtes si seul que ça ?

 

Michel Onfray : Je ne sais pas où vous avez lu ça, mais il ne me viendrait pas à l’idée de faire de moi « l’hédoniste du XXIe siècle » ! D’abord parce que qu’il y a quelque arrogance à se croire unique sur ce terrain-là, ensuite parce que le XXIe siècle commence à peine. On en reparlera dans quatre-vingt-neuf ans si vous le voulez bien… Ceci étant dit, dans la petite corporation du moment, un philosophe hédoniste et libertaire n’est pas une denrée très commune.

 

B. K. : L’hédonisme est une morale - que vous définissez en citant Chamfort : « Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne. » Mais pas question, apparemment, de « faire le bien » autour de soi, à force de dépassement et de sacrifice. Pourquoi ? Ça fait déjà partie de la « culture de mort » ?

 

M.O. : Je cite en effet souvent cette phrase, mais l’utilisation du mot « jouir » est problématique : nous sommes formatés à penser la jouissance en termes sexuels et non ontologiques, excusez le gros mot, je vous vois froncer les sourcils… Dès lors, jouir d’un paysage, d’un bon état de santé, d’une sérénité parce qu’on aura évité une souffrance sont des considérations qui passent au second plan. La jouissance est accessoirement sexuelle, car elle est aussi et surtout celle de l’âme matérielle à laquelle je crois : en néo-épicurien que je tâche d’être, je sais qu’il y a une jouissance à renoncer à certaines jouissances, parce qu’on sait qu’on les paiera trop cher en déplaisir. L’ascèse, la souffrance et autres modalités du renoncement peuvent dès lors trouver leur place dans cet hédonisme comme occasion d’éviter de plus grandes souffrances, de plus grandes ascèses, de plus grandes douleurs…


B.K. : L’hédonisme est-il compatible avec l’engagement (monastique, résistant, voire sartrien) ?


M.O. : Il est même tellement compatible que je ne vois pas d’hédonisme sans militantisme hédoniste ! J’eus un temps - je sais que la confidence vous plaira - envie de devenir moine, mais, comme je n’avais pas la foi, je trouvais la chose un peu difficile à réaliser… J‘étais adolescent et vivre pour un idéal, dans la lecture et la méditation, placer toute son existence sous le signe d’une cause spirituelle me ravissait… Il me semble que mon existence m’a permis un bon compromis sur ce terrain-là : l’essai d’une vie philosophique est une expérience spirituelle intense. Pour l’engagement sartrien, vous me permettrez de sourire… . On en reparlera assez probablement lors de la parution de mon livre en janvier… 


B.K. : Philosophiquement, si j’ai bien compris, vous êtes un matérialiste existentialiste hédoniste. Je l’ai dit dans le bon ordre ?


M.O. : Tiercé à peine gagnant, car « existentialiste » est trop connoté Sartre, sartrien, Saint-Germain-des-Prés et années d’après-guerre… « Existentiel », je préfère si l’on prend soin de dire ce que l’on entend par là : soucieux d’effets pratiques pour la philosophie que je développe… Mais on peut ajouter à votre tiercé de quoi faire un quinté avec : athée et libertaire…


B.K. : Puisque tout le monde a un peu oublié Aristippe de Cyrène (y compris les deux « p »), pourriez-vous résumer l’hédonisme avant que je ne le fasse ?


M.O. : Faites, faites… Pour ma part, je dirai que l’hédonisme est la philosophie qui fait du plaisir le souverain bien, autrement dit l’idéal à rechercher pour soi et pour autrui. En deux mots, donc… Parce qu’il faudrait ensuite s’entendre sur ce que l’on entend par plaisir, puisque celui de l’un est parfois le contraire de celui de l’autre. Par exemple, le plaisir du sadique, celui du masochiste, voire du chrétien… Voyez qu’il y a matière à débat…

 

B.K. :  Précisément, l’appétit pour la vie, tout le monde comprend; mais l’ascèse qu’il impose, c’est moins évident. Ça peut même faire retomber l’ardeur des néophytes en hédonisme…


M.O. : Oui, en effet, comme l’apprentissage d’une langue ou la maîtrise d’un instrument de musique… Je déplore, dans cette époque, l’absence de goût pour l’effort et l’envie d’avoir tout, tout de suite, sans travail : on ne parle pas le chinois, on ne joue pas une sonate de Scriabine après un mois de travail… Même chose pour la philosophie, qu’une tendance lourde de notre époque libérale présente dans de petits fascicules rédigés par des normaliens comme un jeu d’enfant à la portée du premier venu qui aura acheté, surtout, et lu accessoirement, leurs conseils philosophants… La pratique de la philosophie est une ascèse dont la durée se confond avec la vie entière. Allez le demander aux philosophes de l’Antiquité qui ont ma faveur…

 

B.K. : Reconnaissez quand même que si, pour profiter intelligemment de tous les plaisirs, il faut d’abord avoir compris le monde entier et soi-même, il y a de quoi en décourager plus d’un…


M.O. : Oui, le découragement fait partie de l’initiation. Il sélectionne ceux qui sont fait pour, et les autres…


B.K. : A ce propos, comment vous situez-vous dans le débat entre John Stuart Mill et Jeremy Bentham, auquel le premier reprochait de n’avoir pas hiérarchisé les plaisirs ?


M.O. : Bonne question, parce qu’elle est la question centrale de l’hédonisme. Bentham pensait que tous les plaisirs se valent parce qu’ils sont plaisirs. Pour Mill, certains étaient meilleurs que d’autres. On connaît son idée selon laquelle il vaut mieux un homme insatisfait qu’un pourceau satisfait, autrement dit : un Socrate malheureux plutôt qu’un imbécile heureux. Je crois, en effet, que les plaisirs se hiérarchisent. Non pas selon l’ordre des raisons sociales, qui impose qu’on préfère le plaisir d’une sonate de Webern à un match de football, jugement de goût sociologique et politique, mais selon l’ordre des raisons éthiques : un plaisir est d’autant plus grand que, négativement, il ne se paie pas d’un déplaisir pour autrui ou pour soi ou que, positivement, il se paie d’une grande jubilation pour l’autre.


B.K. : Pour vous, les religions n’engendrent qu’aliénations et douleurs… Mais vous appelez à une « sculpture de soi » qui n’a pas l’air non  plus d’être une partie de pique-nique…


M.O. : Certes, certes, et je vous rends grâce d’avoir compris que l’hédonisme n’est pas avachissement mais tension, qu’il n’est pas amollissement mais ascèse ! Mais la différence entre la religion et la philosophie, c’est que la première invite à l’ascèse pour un bénéfice post-mortem et la seconde pour un bénéfice du vivant du futur trépassé… Ce qui change tout pour qui, comme moi, ne crois pas aux fictions des arrière mondes…


B.K. : C’est pas un pu caricatural, cette opposition entre « réel » et « mythe », goût de vivre et pulsion de mort ?


M.O. : Toute pensée binaire court le risque du manichéisme, vous avez raison, mais quelle pensée ne l’est pas par facilité de langage ? De fait, le réel est plus compliqué que ce que les mots veulent bien dire, mais nous sommes réduits à l’expédient du langage, du moins quand on est philosophe. Votre question n’aurait aucun sens pour un compositeur, un peintre ou un cinéaste. Pour ma part, formé à la rhétorique occidentale, je crois qu’une opposition entre « réel » et « mythe » peut être opératoire si l’on veut pouvoir parler ensuite de vérité, d’erreur, d’illusion, de légende, de certitude…


B.K. : Au fond, est-ce que vous n’avez pas une posture « aristocratique » - plus difficile à tenir que celle d’un agnostique normal, ou même d’un catho moyen ?


M.O. : Va pour la position aristocratique si vous prenez soin de préciser que ma proposition est radicalement démocratique (c’est le sens des universités populaires, du bénévolat et de la gratuité, mais aussi des interventions militantes dans les médias) et qu’en même temps, je n’ignore pas que cette proposition démocratique produira des effets aristocratiques impossibles à mesurer mais qui iront d’un effet nul à un effet de conversion existentielle. Je reçois une centaine de messages par jour, mails et lettres confondus : beaucoup me rapportent le type d’effet produit sur eux par le discours démocratique qui est le mien.


B.K. : Pour vous, la vie, l’amour et même le paradis sont à construire ici et maintenant. Mais quid des gens qui ne se sentent pas de construire, encore moins de s’ »auto-sculpter »?


M.O. : Je viens d’un milieu pauvre : je l’ai souvent dit, trop peut-être même. Je sais donc que nombre de personnes sont exclues de tout par cette société brutale et violente dans laquelle le marché fait la loi : dignité, honneur, humanité, estime de soi, pouvoir d’achat, culture… tout leur est interdit. Comment ce peuple-là pourrait-il vouloir ce dont il n’entend jamais parler : un supplément d’âme, un salut par la philosophie qui pourrait donner du sens à la vie ? Je ne ménage pas, pour ma part, les efforts en direction des plus démunis et, je me répète, c’est le sens de ma présence calculée dans les médias : ni trop ni trop peu, juste ce qu’il faut pour faire savoir à ce public populaire qui n’entre jamais dans une librairie qu’il existe une façon de voir, de penser et de concevoir le monde qui sort des chemins habituels.


B.K. : La neuvième voie de l’Octuple Chemin ? Plus sérieusement, hédonisme et bouddhisme sont-ils compatibles ?

 

M.O. : Il faudrait s’entendre sur une définition du bouddhisme. A l’origine, Bouddha est un sage, un philosophe qui propose une sagesse existentielle, comme Pyrrhon en Grèce. Ensuite, des disciples s’emparent de ses paroles, puisqu’il n’a rien écrit, et une religion se cristallise à partir de cette sagesse immanente. Celle-ci prend ensuite des formes diverses et multiples suivant les pays dans lesquels elle s’installe. Qu’il y ait un hédonisme bouddhiste philosophique avec Bouddha lui-même, c’est sans conteste.

Ensuite, votre question s’inscrit dans un débat plus large entre hédonisme et religion. Je crois, pour ma part, qu’il y a toujours incompatibilité puisque la religion propose un salut dans l’au-delà et la philosophie dans l’ici-bas. Dès lors, un bonheur après la mort est une escroquerie métaphysique !

 

B.K. : A vous en croire, votre courant de pensée serait muselé depuis quelque quatre mille ans par l’idéalisme platonico-christiano-allemand. Ce ne serait pas du conspirationnisme, ça?

 

M.O. : Juste une précision : depuis mille cinq cents ans seulement… Depuis, en gros, la christianisation de l’Empire romain…La conspiration est un fantasme. La mobilisation de l’institution universitaire depuis le Moyen Age pour imposer une ligne philosophique officielle et pour écarter ce qui n’obéit pas à cette ligne est une vérité que je tâche de démontrer depuis neuf ans dans mon séminaire de contre-histoire de la philosophie à l’université populaire de Caen. J’étaye cette thèse avec sérieux et documentation, mes cours en témoignent. J’ai publié depuis 2002 plus de 200 CD audio chez Frémeaux sous forme de 16 coffrets, mon cours est diffusé sur France Culture tous les étés, Grasset a publié six volumes, un septième va paraître en octobre, il y en aura plus d’une dizaine : mes arguments sont publics, vérifiables et fondés. Je ne crois pas que des éditeurs sérieux comme Frémeaux pour le sonore, Grasset pour le papier, publieraient ces travaux s’ils étaient conspirationnistes ni que France Culture diffuserait mes séminaires s’ils étaient scientifiquement infondés…

 

B.K. : D’ailleurs, votre Traité d’athéologie a été un vrai triomphe en librairie, sans susciter trop de vagues et même pas de fatwa!

 

M.O. : Je ne vous donnerai pas le détail, mais les menaces de mort n’ont pas manqué… aujourd’hui encore…

 

B.K. : Votre pavé anti-freudien a quand même été plus controversé… Un pamphlet sur la religion comme outil de domination et d’aliénation (mental), c’est plus facile à vendre qu’une charge contre les « affabulations » de Freud - cette « idole » qui, dans les milieux autorisés, a gardé plus de fans que Dieu…

 

M.O. : Je ne cherche pas à savoir ce qui est facile à vendre… Une contre-histoire de la philosophie dans laquelle je parle des gnostiques du IIe siècle apr. J-C. ou de la philosophie de Jean-Marie Guyau n’est pas a priori facile à vendre… Le Traité d’athéologie et Le Crépuscule d’une idole sont détachés de mon travail de contre-histoire : en travaillant sur le passage du paganisme au christianisme, en 2003, puis, en 2009, sur la naissance de la psychanalyse, j’ai découvert, en ne me contentant pas des légendes, que le christianisme et le freudisme reposaient tous les deux sur un paquet de mensonges, de légendes, d’affabulations historiques qui méritaient un livre chaque fois. Je n’avais pas le best-seller en ligne de mire.

 

B.K. : En tant qu’athée, que pensez vous d’un Zemmour qui défend le catholicisme sans prétendre y croire ? C’est un créneau, d’après vous, ou le mec est illuminé ?

 

M.O. : Je suis pour le débat, l’échange, la conversation, en lieu et place de l’insulte qui triomphe aujourd’hui parce qu’elle est plus vendable dans le marché des idées et le spectacle qui l’accompagne :  on scotche plus facilement son lectorat dans un journal ou dans des revues, ses auditeurs dans une station de radio ou ses téléspectateurs sur une chaîne de télévision avec l’insulte, le mépris, l’agressivité, la mauvaise foi, qu’avec des arguments respectueux du travail d’autrui. Eric Zemmour défend une vision du monde qui n’est majoritairement pas la mienne, mais il est véritablement cultivé, capable d’échanges dignes de ce nom. Défendre le christianisme sans croire en Dieu est une position philosophique et politique ancienne, elle va de Maurras à Debray en passant par Zemmour (et je souhaiterais qu’on ne voie pas dans la citation de Maurras, que tout le monde connaît de nom sans jamais en avoir lu une ligne, une occasion de mépris de ma part). Cette position mérite moins l’insulte que l’examen. Zemmour n’est pas dans le créneau : il n’est pas un illuminé, mais quelqu’un qui pense en dehors des clous, et la police de la pensée française a la matraque facile; le passage à tabac fait partie de ses mœurs.

 

B.K. : Qui dit Zemmour dit politique : où en êtes-vous dans ce bourbier? Capitaliste libertin-libertaire? Ça existe?

 

M.O. : »Bourbier », vous avez bien raison… Je suis sur des positions antilibérales de gauche. Mon idéal est une République libertaire sur le principe proudhonien du mutualisme, de la coopération, de la fédération. Mais le réel est loin de cet idéal. Dès lors, soit on campe sur l’Aventin  et l’on ne se salit pas les mains, à la façon d’un Alain Badiou qui attend la révolution maoïste pour après-demain et, de ce fait, ne vote pas aujourd’hui pour le moindre mal, en permettant parfois le pire contre lequel il s’insurge pourtant sur le papier. Soit on choisit le moindre mal en sachant que ça ne suffit pas pour faire le bien, et l’on se compromet avec tel ou tel…Ce qui est mon cas, car je préfère une politique qui soutient l’avortement, la contraception, l’abolition de la peine de mort, le mariage des homosexuels, la réduction du temps de travail, à un gouvernement qui s‘y oppose…

 

B.K. : Mais en pratique, aux élections, vous avez parfois du mal à choisir le moindre mal. En 2007, par exemple, entre deux votes Besancenot, vous avez quand même signé une pétition pour la candidature de José Bové, vous, le nucléaire transgénique !

 

M.O. : De fait, je regrette bien d’avoir cru deux menteurs et de les avoir soutenus publiquement : l’un qui promettait en célébrant Louise Michel dans "Libération", de dépasser la secte trotskyste dont il était alors le porte-parole au profit d’une fédération des gauches antilibérales, écologistes, féministes, alter mondialistes, libertaires, mouvementistes et qui, de fait, s’est contenté de repeindre la façade d’une vieille boutique sectaire en changeant le nom et en remplaçant la faucille et le marteau par un mégaphone (c’est tout dire de l’idéal que se propose ce Nouveau parti anticapitaliste…). L’autre parce qu’il se proposait d’unir les gauches antilibérales sous son nom, jouant de l’idée qu’avec son patronyme et sa moustache, il fédérerait plus facilement que les gens d’appareil les diversités antilibérales avant, une fois obtenues 500 signatures, de faire un cavalier seul ahurissant, allant même jusqu’à refuser alors l’union que lui proposait Besancenot… Je reste fidèle à ce qui m’animait alors et qui m’anime toujours et qui justifiait sur le moment ces deux choix devenus malheureux à cause de la rouerie de Besancenot et de José Bovet : la gauche antilibérale.

 

B.K. : D’ailleurs, pour 2012, vous avez déjà annoncé votre choix : « la gauche antilibérale la plus unitaire possible ». Alors, c’est Mélenchon dès le premier tour ?


M.O. : Malheureusement, oui… Mais pas Mélenchon, ni Laurent, mais le Front de gauche qui est plus que la somme de ces deux-là. Mélenchon affirmant, le 5 janvier sur France-Inter, que Cuba n’est pas une dictature, je ne peux pas… Laurent, quant à lui, incarne un Parti qui n’a jamais fait l’autocritique de ce qu’il fut pendant un siècle, j'ai du mal également…


B.K. : Et si, par un miracle laïque, Mélenchon est élu, vous préférez l’Éducation ou la Culture ?


M.O. : Vous pensez bien qu’avec ce que je viens de vous dire et ce que tous les deux savent de moi, un poste de ministre serait vraiment la dernière chose qu’on me proposerait ! Et ce serait d’ailleurs la première chose que je refuserais…


B.K. : Et sinon, entre Hollande et Aubry, c’est blanc bonnet et bonnet blanc ?


M.O. : Absolument, c’est bonnet mâle et bonnet femelle…


B.K. :  Revenons donc à l’essentiel… Quel message avez-vous voulu faire passer en préfaçant La Fabuleuse  histoire des légumes d’Évelyne Bloch-Dano (Grasset, 2008) ?


M.O. : Que l’Université populaire de Caen, celle du goût d’Argentan aussi, n’existent que par l’amitié et que l’amitié se célèbre par des actes, une préface étant l’un d’entre eux. Pour le message, je vous renvoie à la lecture de mon texte : il montre qu’il n’y a pas des sujets philosophiques et sujets qui ne le seraient pas, mais seulement des traitements philosophiques de tous les sujets possibles - dont la table… Idée nietzschéenne…


B.K. : On a déjà vu des intellectuels changer radicalement d’idées. Est-ce que ça peut vous arriver ? (Un nouvel hapax existentiel ?)


M.O. : Tout à fait… La mort de mon père dans mes bras, il y a un an et demi, debout, droit, foudroyé comme un chêne, à minuit passé, sous un ciel bas, sans étoiles, alors que nous venions de parler de l’étoile Polaire qui nous réunissait depuis mon enfance, m’a conduit sur des territoires philosophiques dont je vous donnerai des nouvelles un jour… Mais ne vous réjouissez pas trop vite : je ne crois toujours pas en Dieu...

      Ewa 

Les soulignements n’existent pas dans le texte original  

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  • Le blog de 4 amis réunis autour de la philosophie de Michel Onfray qui discutaient de la philosophie, littérature, art, politique, sexe, gastronomie et de la vie. Le blog a élargi son profil depuis avril 2012, et il est administré par Ewa et Marc
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