Philosophie Magazine N°55 (décembre 2011/ janvier 2012) consacre un dossier à une maxime gravée il y a 2500 ans au fronton du temple de Delphes Connais-toi toi-même, en interrogeant les philosophes, écrivains et psychanalystes : C. Rosset, L. Mauvignier, J-B. Pontalis, M. Schneider. "Se connaître soi-même, est-ce bien nécessaire ?"
Vous y trouverez aussi l’entretien de Martin Duru avec Michel Onfray, où le philosophe parle de la tradition antique de la sculpture de soi, de la construction de soi grâce à la volonté, à la parole (méthode reprise et devenue prédominante chez Freud et Lacan), mais aussi grâce à la lecture, méditation, écriture... Et surtout, la théorie devrait être impérativement suivie des actes. Il est important de mettre en pratique tout ce que nous avons dit, lu, écrit, médité, de "vivre notre pensée".
« Nous sommes ce que nous faisons de nous »
Martin Duru : Au-délà du cas de Freud, ne visez-vous pas, dans votre Crépuscule d’une idole, une vulgate contemporaine diffuse, qui associe la connaissance de soi à l’introspection, à la parole complaisante de l’ego sur lui-même?
Michel Onfray : Le bavardage est devenu une plaie de notre époque. L’expertise journalistique à la télévision, le ronronnements de la radio, l’asservissement au téléphone portable ont sacralisé ce jet continu de paroles exutoires. On parle pour conjurer la solitude, l’angoisse existentielle, le sentiment d’isolement, mais dans le même esprit que Poil de Carotte qui siffle parce qu’il a peur de traverser la cour, seul, de nuit, pour aller fermer la porte de la cabane des poules… Il existe donc une aubaine théorique et professionnelle pour ceux qui se font les témoins de cette parole versée comme d’une fontaine et qui laissent croire au patient qu’il suffira de parler pour se sentir mieux. Le lacanisme, qui a redonné un coup de fouet à Freud en France, a reculé le temps où la raison peut faire son travail sur ce chamanisme postmoderne, en même temps qu’il a sacralisé la parole en tant que lieu de vérité de l’être sous prétexte que l’inconscient, structuré comme un langage, libérerait des informations capitales sur le sujet dans le jeu de mots, le lapsus, l’assonance. Avec Lacan, la contrepèterie supplante le syllogisme.
Martin Duru : Mais n’y a-t-il pas tout de même un effet thérapeutique de la parole?
Michel Onfray : Oui, la parole, autrement dit la formulation, permet d’y voir plus clair en soi. La parole sur le divan produit des effets, bien sûr. De là à imaginer qu’il en va d’une vérité du freudisme dans sa totalité, il n’y qu’un pas que je ne franchirai pas, vous vous en doutez… Que parler fasse du bien ne prouve en rien que chaque homme ait envie de coucher avec sa mère et de tuer son père…
Il y a dix ans, à l’Université populaire de Caen, j’ai consacré un cours à Antiphon d’Athènes, un sophiste qui soignait par la parole - et prenait de l’argent à ceux qui se confiaient à lui, lui racontaient leurs rêves qu’il interprétait. Au Ve siècle avant l’ère commune, Antiphon disait déjà qu’il soignait et guérissait par la parole. Les chrétiens savaient également que la parole apaise, calme, soigne l’âme ; voilà pourquoi elle joue un si grand rôle dans le dispositif de la confession auriculaire. Cet effet thérapeutique chrétien de la parole n’en est pas pour autant une preuve de l’existence de Dieu.!
Les matérialistes de l’Antiquité faisaient de la parle un simulacre, autrement dit un composé d’atomes, circulant dans l’air, pénétrant l’âme matérielle de celui qui écoute et modifie le propre agencement atomique du sujet. Que la parole soit une molécule qui soigne (ou détruit, lorsqu’on entend l’annonce de la mort d’un être qu’on aime, de la maladie d’une personne chère, de la rupture d’une relation précieuse), l’idée est aussi vieille que la philosophie matérialiste et elle se retrouve chez Boris Cyrulnik qui a publié un très beau De la parole comme une molécule [Eshel, 1991, repris au Seuil, 1995] qui va dans ce sens. Le logothérapeute est une vieille figure du sacré chamanique. Freud se trouve juste en bout de course d’une tradition plurimillénaire.
Martin Duru : Par rapport à cette longue tradition, la psychanalyse freudienne correspond-elle à un dévoiement de l’idéal antique du « Connais-toi toi-même »?
Michel Onfray : Je ne parlerai pas de dévoiement, mais de relookage de vieilles méthodes. Dans ce long lignage qui va du chamanisme préhistorique au divan de Freud en passant par la consultation d’Antiphon, chacun donne une forme à cette médecine de l’âme par la parole. On a peu dit combien Freud avait hérité, lu sans citer, emprunté en taisant ses sources, pillé Pierre Janet et postdaté les textes du chercheur français pour en faire un voleur alors qu’il l’avait volé. Nous sommes aveuglés par la légende d’un homme qui aurait tout découvert par lui-même par la seule grâce d’une autoanalyse - une légende rédigée par Freud lui-même et reprise par son hagiographe Ernest Jones dans la biographie princeps dans laquelle piochent ceux qui se présentent comme des historiens de la psychanalyse… Freud a refusé avec une étrange ardeur de dire combien les philosophies de Schopenhauer, Nietzsche et Hartmann jouent un rôle majeur dans la constitution de sa prétendue science. Il a même eu recours à un concept qui fait sourire, la cryptomnésie, pour cacher chez lui tout forfait d’un vol de concept. Si Freud oublie de renvoyer à sa source, c’est que son inconscient a enfui l’information ; mais le prétendu père de la psychanalyse ne se demande pas pourquoi ce refoulement. Freud ne dévoie pas l’idéal antique du « Connais-toi toi-même », il habille avec les guenilles philosophico-scientifiques de son temps.
Martin Duru : En quoi consiste maintenant votre éthique de la « sculpture de soi » ?
Michel Onfray : Je m’inscris très clairement dans le lignage de la philosophie antique de la construction de soi par la volonté. Certes, on songe à l’oracle de Delphes, à Socrate, mais l’épicurisme, le stoïcisme, le cynisme, les Cyrénaïques s’adressent à l’être brut qu’ils invitent à la construction et à l’affinage de ses formes. Plotin utilise cette image de la sculpture de soi dans les Ennéades pour expliquer que chacun ressemble a priori à un bloc de marbre brut et que, seulement a posteriori, il pourra faire surgir la forme sculptée cachée dans la pierre par un travail sur soi. Pas besoin d’en appeler à un au-delà des essences, à un dieu immatériel, à un inconscient psychique, pour légitimer et justifier une sculpture de soi. Nous ne sommes que ce que nous faisons de nous, disent tous les sages antiques bien avant Sartre et l’existentialisme. Savoir ce que l’on est, puis ce que l’on peut-être, permet de savoir ce que l’on peut devenir - donc être. L’Antiquité fait de la relation maître-disciple une pédagogie : le disciple apprend par l’exemple, puis par le discours, comment il peut devenir ce qu’il est. La parole joue un rôle, certes, mais aussi, plus encore, l’exemple, puisqu’il valide la parole. Dire une chose et en faire une autre - un sport national dans la communauté philosophique contemporaine - était impensable dans l’Antiquité où la preuve du philosophe était dans la vie philosophique qu’il menait, et non dans la parole philosophique qu’il pouvait colporter, tout en vivant le contraire de ce qu’il aurait enseigné. Dans la perspective que je propose, la parole est seconde : elle nomme ce que la vie philosophique doit dire avant elle.
Martin Duru : Concrètement, quelles sont les activités rendant possibles une exploration et une construction féconde de soi?
Michel Onfray : La lecture, beaucoup de lecture : l’existence d’un corpus de sagesse occidental vieux de trois mille ans contient toutes les pistes existentielles possibles et imaginables ; chacun peut y trouer son compte, en relation avec ce que Nietzsche nomme son idiosyncrasie, autrement dit son tempérament, son caractère.
La méditation : autrement dit, ne pas lire pour avoir lu, faire assaut de pédanterie, mais ruminer, comme le dit toujours Nietzsche, revenir sur une pensée, en examiner les richesses, les potentialités, les conditions de possibilité.
L’écriture : comme Marc Aurèle écrivait des Pensées pour moi-même (que mon vieux maître Lucien Jerphagnon récemment disparu proposait de retraduire par : »Mes oignons…, »), chacun doit pouvoir formuler par écrit, consigner sur le papier telle ou telle idée, aller jusqu’au bout d’une idée, noter une maxime.
L’examen de conscience : cette technique confisquée par le christianisme à la philosophie antique (comme beaucoup d’autres…) permet de prendre date sur soi-même. Cet exercice ne s’effectue pas dans la perspective d’une autoflagellation, mais dans celle de la mesure de soi : ce que l’on est, ce que l’on se propose d’être, ce que l’on a réussi, ce que l’on a raté, ce qui reste à faire, et tout ce qui autorise la mesure du progrès existentiel.
Enfin, et je dirai surtout, la pratique : vivre sa pensée, penser sa vie et effectuer sans cesse des mouvements d’aller et retour, incarner les idées dans la vie quotidienne qui est le lieu de la philosophie, et non l’amphithéâtre ou le livre… ou l’entretien…
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A consulter également :
Moins on se connaît, mieux on se porte - Clément Rosset par Raphaël Enthoven (22.03.2014)
Ewa - Marc