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22 décembre 2011 4 22 /12 /décembre /2011 11:11
 
lepoint2049-questions-et-reponses-sur-lexistence-de-dieu2
Le Point du 22.12.2011 consacre un numéro supplément aux questions et réponses sur l'existence de Dieu. Ce que disent les scientifiques et philosophes, pourquoi Dieu est tendance, la vérité sur les prophètes, et, quand Dieu était une femme.
   
Ce dossier spécial, coordonné par Catherine Golliau et Olivia Recasens dont il faut saluer le travail de grande qualité, invite Jean d'Ormesson, Jean-Didier Vincent, Trinh Xuan Thuan, Boris Cyrulnik, Yves Coppens, Frédéric Lenoir, entre autres, et Michel Onfray, à s'étendre sur le sujet. Extrait :


                                                      
                                                          « Dieu n'est pas, point à la ligne
»


C. G. : L'athéisme a été défendu par les plus grands penseurs et par de nombreux scientifiques. Comment expliquez-vous qu'il n'ait pas réussi à tuer Dieu définitivement ?

M. O. : La pensée magique ne disparaîtra jamais sous l'effet de la pensée raisonnable et rationnelle. Les hommes préfèreront toujours une erreur qui les sécurise à une vérité qui les inquiète, ils voudront toujours plutôt une fiction qui les rassure qu'une certitude qui les angoisse - d'où la parenté caractérielle des sectes, des croyants de toutes les religions, des communistes, des freudiens, des lacaniens et autres tenants de la pensée magique, qui deviennent très violents en présence des lectures rationnelles de leurs mythologies. La fiction a de beaux jours devant elle et la réalité a du souci à se faire.

C.G : L’athéisme n’est-il pas finalement qu’une contre-foi, qui ne peut exister que dans son opposition aux religions dominantes et d’abord au christianisme ?
M.O. : Ne confondez pas la foi, la croyance et l’adhésion à une vérité, le consentement à une certitude : le scientifique ne croit pas que la terre est ronde, il le sait parce que c’est prouvé, visible et certain. L’athéisme est savoir et non croyance : l’homme est un animal comme le hérisson, mais il ne vient pas à l’idée de personne que le hérisson pourrait vivre une vie après sa mort. La fiction religieuse est un pur produit de l’angoisse existentielle humaine, une sécrétion mentale de l’humain incapable d’accepter sa finitude dans un cosmos qui lui montre son inanité personnelle. Dieu est l’assurance d’après vie d’un homme qui ne sait pas comment et pourquoi vivre sa vie…
 
C. G. : Si l'homme se définit par sa quête d'absolu, l'hédonisme, cette philosophie fondée sur la recherche du plaisir que vous défendez, peut-il suffire à la satisfaire ?

M. O. : Oui, l'homme est le seul animal qui se pose des questions sur la place de l'Univers et ne parvient pas à trouver de réponses satisfaisantes à ses interrogations parce qu'il est aussi, du fait de sa conscience, et de sa conscience d'être conscient, l'animal le plus orgueilleux. il cherche l'absolu, mais l'absolu n'existe pas ; voilà pourquoi la frustration est son lot pour toujours. dans cette configuration, bien sûr que l'hédonisme ne suffira pas. Du moins, il n'en sauvera qu'une poignée, et que peut-on espérer de mieux ?

C. G. : Beaucoup de croyants assurent connaître dans l'union avec leur dieu un plaisir extatique. L'athéisme, avec sa volonté de s'ancrer dansle réel, peut-il offrirlui aussi un passage vers ce typede ressenti ?

M. O. : Mais bien sûr. La religion a confisqué la spiritualité, elle prétend que l'extase, le mysticisme, le sacré, mais aussi la morale, l'éthique, le bien, le sens ne sont possibles que dans sa configuaration. Il n'en est rien, évidemment. Nous avons perdu le sens du sacré, mais le sacré fut d'abord païen, car il procédait d'une relation directe des hommes avec la nature et le cosmos. Les religiosn monothéistes ont intercalé le livre entre l'homme et le monde. 
Depuis, les prêtres font la loi et l’homme a été privé de contact direct avec la puissance de ce qui est. Seul le chamanisme dit encore aujourd’hui avec justesse ce que fut le sentiment religieux primitif : il nous faudrait retrouver le sens de  ce sacré païen, de cette extase matérielle, de cette mystique concrète - mais en évitant Dieu, les religions et la machinerie de haine de la vie qui se trouve associée à ces instances… 
 
C.G. : Mais qu’entendez-vous par « mystique concrète » ?
M.O. : La plupart du temps, la mystique a été confisquée par la religion officielle, qui se méfie des mystiques de leur vivant, mais qui les récupère après leur mort. Or le mysticisme suppose une relation directe avec les forces du cosmos, les énergies de la nature, la puissance de ce qui est, sans que Dieu y soit pour grand-chose. Quand Schopenhauer parle du « vouloir », Nietzsche  de la « volonté de puissance », Bergson de « l’élan vital » ou de « l’évolution créatrice », ils ne s’inscrivent pas dans des perspectives monothéistes, mais dans des logiques mystiques et concrètes : ils se branchent sur les forces du monde, nullement sur l’esprit d'une divinité.
 
C.G. : Vous évoquez positivement le « sacré païen ». Lequel, celui des grandes religions polythéistes de l’Antiquité, celles de Zeus ou Osiris ? Le paganisme des chamanes invocateurs des esprits ? Pourquoi cette pensée magique-là serait-elle plus positive ?
 
M.O. : Plus les religions sont institutionnelles et constituées, plus elles ont besoin de clergé, d’intermédiaires, plus elles supposent le texte, les mots, moins elles me plaisent. Ce que j‘aime dans le chamanisme des origines, c’est qu’il est probablement la résultante d’un rapport solitaire et direct entre un homme et le monde. C’est cette généalogie qui m’intéresse, l’époque où rien ne s’interpose entre l’être et le cosmos : le moment du sublime au cours duquel un être expérimente sa finitude devant le spectacle de ce que le philosophe libertin Saint-Evremond nomme la « vastitude ».

C. G. : Ce que vous refusez, finalement, est-ce le principe d'un Dieu en soi ou le Dieu autoritaire et exclusif des monothéismes issus de la Bible ?

M. O. : Pas besoin de Dieu, quel qu'en soit le nom. Je suis un athée radical qui nie l'existence de Dieu, du moins qui en montre l'inanité et démonte les mécanismes de sa construction comme fiction. Dieu n'est pas, point à la ligne. En revanche, il faut arracher aux religions des puissances philosophiques comme le sacré, le mysticisme, le spirituel et les rattacher à leur terreau d'origine : le réel concret. C'est ce que Nietzsche appelait avoir le « sens de la terre ».

Constance - Marc  
 
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13 décembre 2011 2 13 /12 /décembre /2011 00:28

 

philo mag 55 couve

Philosophie Magazine N°55 (décembre 2011/ janvier 2012) consacre un dossier à une maxime gravée il y a 2500 ans au fronton du temple de Delphes Connais-toi toi-même, en interrogeant les philosophes, écrivains et  psychanalystes : C. Rosset, L. Mauvignier, J-B. Pontalis, M. Schneider. "Se connaître soi-même, est-ce bien nécessaire ?"

Vous y trouverez aussi l’entretien de Martin Duru avec Michel Onfray, où le philosophe parle de la tradition antique de la sculpture de soi, de la construction de soi grâce à la volonté, à la parole (méthode reprise et devenue prédominante chez Freud et Lacan), mais aussi grâce à la lecture, méditation, écriture... Et surtout, la théorie devrait être  impérativement suivie des actes. Il est important de mettre en pratique tout ce que nous avons dit, lu, écrit, médité, de "vivre notre pensée".


« Nous sommes ce que nous faisons de nous »


Confessionnal 4 moderneMartin Duru : Au-délà du cas de Freud, ne visez-vous pas, dans votre Crépuscule d’une idole, une vulgate contemporaine diffuse, qui associe la connaissance de soi à l’introspection, à la parole complaisante de l’ego sur lui-même?

Michel Onfray : Le bavardage est devenu une plaie de notre époque. L’expertise journalistique à la télévision, le ronronnements de la radio, l’asservissement au téléphone portable ont sacralisé ce jet continu de paroles exutoires. On parle pour conjurer la solitude, l’angoisse existentielle, le sentiment d’isolement, mais dans le même esprit que Poil de Carotte qui siffle parce qu’il a peur de traverser la cour, seul, de nuit, pour aller fermer la porte de la cabane des poules… Il existe donc une aubaine théorique et professionnelle pour ceux qui se font les témoins de cette parole versée comme d’une fontaine et qui laissent croire au patient qu’il suffira de parler pour se sentir mieux. Le lacanisme, qui a redonné un coup de fouet à Freud en France, a reculé le temps où la raison peut faire son travail sur ce chamanisme postmoderne, en même temps qu’il a sacralisé la parole en tant que lieu de vérité de l’être sous prétexte que l’inconscient, structuré comme un langage, libérerait des informations capitales sur le sujet dans le jeu de mots, le lapsus, l’assonance. Avec Lacan, la contrepèterie supplante le syllogisme.


Confessionnal3Martin Duru : Mais n’y a-t-il pas tout de même un effet thérapeutique de la parole?

Michel Onfray : Oui, la parole, autrement dit la formulation, permet d’y voir plus clair en soi. La parole sur le divan produit des effets, bien sûr. De là à imaginer qu’il en va d’une vérité du freudisme dans sa totalité, il n’y qu’un pas que je ne franchirai pas, vous vous en doutez… Que parler fasse du bien ne prouve en rien que chaque homme ait envie de coucher avec sa mère et de tuer son père… 

Il y a dix ans, à l’Université populaire de Caen, j’ai consacré un cours à Antiphon d’Athènes, un sophiste qui soignait par la parole - et prenait de l’argent à ceux qui se confiaient à lui, lui racontaient leurs rêves qu’il interprétait. Au Ve siècle avant l’ère commune, Antiphon disait déjà qu’il soignait et guérissait par la parole. Les chrétiens savaient également que la parole apaise, calme, soigne l’âme ; voilà pourquoi elle joue un si grand rôle dans le dispositif de la confession auriculaire. Cet effet thérapeutique chrétien de la parole n’en est pas pour autant une preuve de l’existence de Dieu.!

Les matérialistes de l’Antiquité faisaient de la parle un simulacre, autrement dit un composé d’atomes, circulant dans l’air, pénétrant l’âme matérielle de celui qui écoute et modifie le propre agencement atomique du sujet. Que la parole soit une molécule qui soigne (ou détruit, lorsqu’on entend l’annonce de la mort d’un être qu’on aime, de la maladie d’une personne chère, de la rupture d’une relation précieuse), l’idée est aussi vieille que la philosophie matérialiste et elle se retrouve chez Boris Cyrulnik qui a publié un très beau De la parole comme une molécule [Eshel, 1991, repris au Seuil, 1995] qui va dans ce sens. Le logothérapeute est une vieille figure du sacré chamanique. Freud se trouve juste en bout de course d’une tradition plurimillénaire.


conf fr c Freud-1928Martin Duru : Par rapport à cette longue tradition, la psychanalyse freudienne correspond-elle à un dévoiement de l’idéal antique du « Connais-toi toi-même »?

Michel Onfray : Je ne parlerai pas de dévoiement, mais de relookage de vieilles méthodes. Dans ce long lignage qui va du chamanisme préhistorique au divan de Freud en passant par la consultation d’Antiphon, chacun donne une forme à cette médecine de l’âme par la parole. On a peu dit combien Freud avait hérité, lu sans citer, emprunté en taisant ses sources, pillé Pierre Janet et postdaté les textes du chercheur français pour en faire un voleur alors qu’il l’avait volé. Nous sommes aveuglés par la légende d’un homme qui aurait tout découvert par lui-même par la seule grâce d’une autoanalyse - connais toi reliefune légende rédigée par Freud lui-même et reprise par son hagiographe Ernest Jones dans la biographie princeps dans laquelle piochent ceux qui se présentent comme des historiens de la psychanalyse… Freud a refusé avec une étrange ardeur de dire combien les philosophies de Schopenhauer, Nietzsche et Hartmann jouent un rôle majeur dans la constitution de sa prétendue science. Il a même eu recours à un concept qui fait sourire, la cryptomnésie, pour cacher chez lui tout forfait d’un vol de concept. Si Freud oublie de renvoyer à sa source, c’est que son inconscient a enfui l’information ; mais le prétendu père de la psychanalyse ne se demande pas pourquoi ce refoulement. Freud ne dévoie pas l’idéal antique du « Connais-toi toi-même », il habille avec les guenilles philosophico-scientifiques de son temps.


sculpture-keler_radoslaw_pologne.jpgMartin Duru : En quoi consiste maintenant votre éthique de la « sculpture de soi » ?

Michel Onfray : Je m’inscris très clairement dans le lignage de la philosophie antique de la construction de soi par la volonté. Certes, on songe à l’oracle de Delphes, à Socrate, mais l’épicurisme, le stoïcisme, le cynisme, les Cyrénaïques s’adressent à l’être brut qu’ils invitent à la construction et à l’affinage de ses formes. Plotin utilise cette image de la sculpture de soi dans les Ennéades pour expliquer que chacun ressemble a priori à un bloc de marbre brut et que, seulement a posteriori, il pourra faire surgir la forme sculptée cachée dans la pierre par un travail sur soi. Pas besoin d’en appeler à un au-delà des essences, à un dieu immatériel, à un inconscient psychique, pour légitimer et justifier une sculpture de soi. Nous ne sommes que ce que nous faisons de nous, disent tous les sages antiques bien avant Sartre et l’existentialisme. Savoir ce que l’on est,  puis ce que l’on peut-être, permet de savoir ce que l’on peut devenir - donc être. L’Antiquité fait de la relation maître-disciple une pédagogie : le disciple apprend par l’exemple, puis par le discours, comment il peut devenir ce qu’il est. La parole joue un rôle, certes, mais aussi, plus encore, l’exemple, puisqu’il valide la parole. Dire une chose et en faire une autre - un sport  national dans la communauté philosophique contemporaine - était impensable dans l’Antiquité où la preuve du philosophe était dans la vie philosophique qu’il menait, et non dans la parole philosophique qu’il pouvait colporter, tout en vivant  le contraire de ce qu’il aurait enseigné. Dans la perspective que je propose, la parole est seconde : elle nomme ce que la vie philosophique doit dire avant elle.

 

philosophie-livres.jpgMartin Duru : Concrètement, quelles sont les activités rendant possibles une exploration et une construction féconde de soi?

Michel Onfray : La lecture, beaucoup de lecture : l’existence d’un corpus de sagesse occidental vieux de trois mille ans contient toutes les pistes existentielles possibles et imaginables ; chacun peut y trouer son compte, en relation avec ce que Nietzsche nomme son idiosyncrasie, autrement dit son tempérament, son caractère.

La méditation : autrement dit, ne pas lire pour avoir lu, faire assaut de pédanterie, mais ruminer, comme le dit toujours Nietzsche, revenir sur une pensée, en examiner les richesses, les potentialités, les conditions de possibilité.

L’écriture : comme Marc Aurèle écrivait des Pensées pour moi-même (que mon vieux maître Lucien Jerphagnon récemment disparu proposait de retraduire par : »Mes oignons…, »), chacun doit pouvoir formuler par écrit, consigner sur le papier telle ou telle idée, aller jusqu’au bout d’une idée, noter une maxime.

L’examen de conscience : cette technique confisquée par le christianisme à la philosophie antique (comme beaucoup d’autres…) permet de prendre date sur soi-même. Cet exercice ne s’effectue pas dans la perspective d’une autoflagellation, mais dans celle de la mesure de soi : ce que l’on est, ce que l’on se propose d’être, ce que l’on a réussi, ce que l’on a raté, ce qui reste à faire, et tout ce qui autorise la mesure du progrès existentiel.

Enfin, et je dirai surtout, la pratique : vivre sa pensée, penser sa vie et effectuer sans cesse des mouvements d’aller et retour, incarner les idées dans la vie quotidienne qui est le lieu de la philosophie, et non l’amphithéâtre ou le livre… ou l’entretien…

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A consulter également :

Moins on se connaît, mieux on se porte - Clément Rosset par Raphaël Enthoven (22.03.2014)

 

Ewa - Marc  

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5 décembre 2011 1 05 /12 /décembre /2011 15:06

 

bartabas2
Dans Le Point du 02.12.2011, Michel Onfray signe un article sur Bartabas (Clément Marty), homme de passion, dresseur de chevaux, chorégraphe de spectacles équestres, créateur du théâtre équestre.       


                    « Penser comme un cheval »

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"J'aime Bartabas parce qu'il est un homme debout ; et il est un homme debout parce qu'il fait parler en lui toute une série d'animaux, pas seulement le cheval : la hyène au rire grinçant quand, homme de l'art équestre, comme chacun sait, il vante les mérites de la boucherie chevaline en disant qu'elle a sauvé l'animal ; le gorille quand il se rend dans un bureau du ministère de la Culture et saccage un peu, en passant, la cage du babouin fonctionnaire qui étrangle sa compagnie avec des décisions de bureaucrate ; le renard quand il fixe l'objectif du photographe qui le saisit dans un beau portrait avec un crâne de cheval composant ainsi une vanité dans un esprit baroque ; le chat quand il regarde autour de lui qui se trouve à sa table après le spectacle, et comment les lois de l'éthologie se trouvent respectées dans les agencements autour du mâle dominant qu'il est, ce qui lui fait friser l'oeil et retrousser les babines ; le loup quand il se meut dans l'espace d'Aubervilliers avec sa meute qui se déplace comme en dansant autour de ses phéromones ; l'ours quand il met la patte dans le plat en plein Festival d'Avignon pour faire exploser le politiquement correct qui règne en matière d'intermittence du spectacle ; le lion, roi des animaux, quand il chevauche. Cet homme est un zoo à lui tout seul?

cheveaux 3 Zingaro 1Je suis pourtant le plus mal placé pour parler de son art, car je ne suis jamais monté sur un cheval. Dès lors, dans ses spectacles, j'entends des "oh !" et des "ah !" qui ponctuent ses coups de génie équestres, mais sans savoir pourquoi il y a eu, là plutôt qu'ailleurs, matière à extase. Ainsi du galop arrière : enfant, j'avais l'habitude de voir des percherons dans les champs de ma campagne normande, et il me semblait qu'il suffisait de demander à un cheval de reculer pour qu'il s'exécute !

Holà ! Sacrilège. Le sommet de l'art se trouve dans cette reculade. Bien, bon, d'accord, entendu. Mais de la même façon qu'on n'a pas besoin d'être musicologue pour aimer Bach ou gynécologue pour aimer les femmes, on peut aimer Bartabas en ignorant tout de la technique équestre - même si j'imagine la qualité affûtée du plaisir qu'il y a à décoder la subtilité du dressage quand on est soi-même cavalier.

Ce qui me plaît dans ses spectacles, c'est la pensée qu'il y met. Depuis le début de Zingaro, ses créations ont été multiples et diverses. Du dépouillement maximal et de l'esthétique zen de la danse d'un homme avec son cheval et de ce centaure avec un acteur de butô dans Le centaure et l'animal, à la farce baroque d'une danse macabre dans Calacas, en passant par les contrepoints entre les chevaux et les musiques du monde dans Darshan ou Battuta, il n'existe qu'une seule substance diversement modifiée - comme dirait un spinoziste sachant monter...

 

Leçon épicurienne

chevaux mazereau 1De la pensée dans les spectacles de Bartabas ? Oui. De la pensée. Car penser avec des mots est une histoire récente avant laquelle il y eut des millénaires de pensées sans les mots. Il y eut de la pensée à Lascaux avec des peaux de bête tannées, tendues sur des cadres, frappées avec un bâton ou un os ; il y eut de la pensée sous les lueurs des torches à la graisse animale qui éclairaient un peu des danseurs probablement enivrés de lichens fermentés ou de liquides hallucinogènes ; il y eut de la pensée dans le cerveau d'un être qui recouvrit de pierres sèches le corps de son père mort ; il y eut de la pensée dans la main du premier graveur de tête de cheval dans une grotte préhistorique, etc. Bartabas est l'homme de cette pensée-là.

Précisons. Pendant des millénaires, l'homme et la nature ne se pensaient pas séparément. Le nuage, l'arbre, le vent, l'animal, l'homme, l'insecte, le soleil, la pluie étaient un seul et même monde. La décadence vint avec le monothéisme, qui mit à bas le paganisme et le panthéisme pour lesquels les dieux n'étaient pas séparés du monde puisqu'ils étaient le monde. Dans ces temps où la raison ne se nourrissait pas de mots et de concepts, mais d'intuitions et d'esprits, de souffles et de murmures, l'animal et l'homme, la pierre et la plante étaient, pour l'homme, parcourues d'une même énergie. Bartabas montre cette énergie fossile dans un monde qui en a perdu le sens et l'usage. Voilà la pensée de Bartabas. Il convoque pour ce faire des oies et des chiens, des dindons et des ânes, des chevaux aussi, bien sûr, ou des cygnes avec lesquels il obtient des résultats chorégraphiques stupéfiants.

bartabas3Ce qui a lieu sur la piste du cirque suppose une longue conversation entre l'homme et la bête, preuve que la communication est possible entre le règne animal et le règne humain, qui ne sont qu'artificiellement séparés. Même remarque avec le règne végétal ou le minéral. La force qui détermine l'indéfectible agencement des cristaux de quartz et celle qui anime le cheval dans le rond de lumière, autant que la posture du cavalier qui le monte, sont une seule et même vitalité.

Il y a peu d'êtres qui font de cette force un matériau à sculpter - Bartabas est l'un de ceux-là. Ses démonstrations offrent une quintessence du génie équestre français en même temps qu'un cristal de communication non verbale entre le cavalier et sa monture. En sortant du manège, les genres se mêlent : le cheval a montré tant d'humanité que l'homme sent en lui cette bestialité - autrement dit : sa participation au monde animal.

Et l'on en vient même à se demander si cette intelligence animale que nous avons perdue n'est pas plus grande que l'intelligence livresque qui l'a recouverte depuis des millénaires. Nous croulons sous le poids des mots, des livres, des bibliothèques, des paroles. Le silence des bêtes nous ramène à l'essentiel : Bartabas nous y mène avec un doigté de chaman.

La pensée de Bartabas est une éthique : elle montre ce qui peut être obtenu moins quand on brime la part animale pour l'humaniser que quand on l'humanise en l'animalisant, autrement dit : quand on rappelle à l'Homo sapiens sapiens qu'il est aussi, et peut-être surtout, une énergie à sculpter, une force à conduire, un chaos à ordonner. Bartabas montre la voie - il est le seul aujourd'hui, avec le médium insolite de l'art équestre, à nourrir l'âme de corps, alors qu'un millénaire de formatage spirituel a produit l'inverse.

cheveauw 7Calacas constitue une étape nouvelle dans cette leçon de sagesse équestre. Baroque, foutraque, dionysiaque, bachique, endiablée, sarcastique, comique, cette pompe funèbre fait du cercueil un tapis volant. Les chevaux se partagent la sciure avec les squelettes qui dansent, sautent, frétillent, rigolent à mâchoire déployée pour nous offrir une leçon épicurienne : la mort n'est pas à craindre puisque nous sommes là ; quand elle sera là, nous n'y serons plus.


Théologie

Dès lors, les corbillards roulent à tombeau ouvert, conduits par des chevaux fous, les os sont la chair des morts qui chevauchent des animaux musclés comme des apollons, les anges secs montrent leur sacrum et leur coccyx en volant comme des spectres au-dessus des spectateurs, Éros embrasse Thanatos sur la bouche, le tout sur la croupe d'un cheval qui redouble celle de l'écuyère, la peau d'une cavalière est de tissu, la pointe de ses seins se fripe d'étoffe, la chair est donc plus fausse que l'os, dur et vrai comme une pierre tombale.

chevaux Calacas danse macabreLa musique est une fanfare céleste. La cavalcade est celle des morts qui jouent à la vie dans un ciel non pas des idées mais de chair et de sang, où on lutine, boit, rit, danse et chante. Bartabas, qui nous livre sa pensée depuis des années, nous a fourni une éthique, une sagesse, une éthologie ; le voilà qui nous donne à présent une théologie. Dieu que la pensée est une douce chose quand elle économise la parole ! Dans ce cas, et seulement là, elle est la plus noble conquête de l'homme."

Michel Onfray  

 

 

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Constance - Ewa   
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  • Le blog de 4 amis réunis autour de la philosophie de Michel Onfray qui discutaient de la philosophie, littérature, art, politique, sexe, gastronomie et de la vie. Le blog a élargi son profil depuis avril 2012, et il est administré par Ewa et Marc
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