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13 janvier 2012 5 13 /01 /janvier /2012 09:25

 

Sur le site du Figaro.fr en date du 11.01.2012,  un billet est consacré à une rencontre entre Michel Onfray et son ami, Franz-Olivier Giesbert, et qui fait référence au dossier spécial que Le Point avait consacré à Dieu, Questions et réponses sur l'existence de Dieu.

A consulter, notre article du 22.12.2011 intitulé Michel Onfray, Dieu n'est pas, point à la ligne.

 

"Et Dieu dans tout ça" 

 

FOG et Michel Onfray sont amis. Le premier ne fait pas mystère de sa foi chrétienne héritée de sa chère mère. Le second fait profession d'athéisme. Tous deux publient un livre: l'un sur Dieu, l'autre sur Albert Camus. Rencontre.

FOG-MO

LE FIGARO. - Michel Onfray, que pensez-vous de la foi de votre ami Franz-Olivier Giesbert? Il écrit qu'il est chrétien par toutes ses fibres, mais ne croit ni au Dieu créateur ni à la divinité de Jésus et se proclame aussi bouddhiste, musulman, taoïste, hindou, manichéen, etc.!

Michel ONFRAY: Franz est un chrétien d'en bas et je n'ai rien à redire contre ça. Je distingue en effet l'Église d'en bas, l'assemblée des gens qui croient sans m'infliger une façon de penser et de me comporter. Et l'Église d'en haut, celle du pouvoir qui descend du ciel en passant par le Pape et qui m'aurait coupé la tête il y a quelques siècles. Franz est un père de l'Église postmoderne qui invente la théologie populaire. Il a écrit un livre sur le sentiment religieux, pas sur la religion. Je n'ai rien contre le sentiment religieux, au contraire, je trouve qu'on l'a perdue, cette émotion qu'on ressent devant la création. Car le sentiment du sublime est aussi vieux que l'homme.

En fait, vous êtes tous les deux panthéistes?

Franz-Olivier GIESBERT: Je crois qu'on est d'accord avec saint Augustin qui, avant sa conversion, définissait Dieu comme «une substance immense pénétrant de toutes parts à travers les espaces infinis la masse entière du monde, répandue sans terme dans l'immensité».

Franz-Olivier Giesbert écrit: «La foi est irrationnelle ou elle est fausse.» Michel Onfray, qu'en pensez-vous?

M. O.: Je suis un des rares philosophes qui ne croient pas que la raison fonctionne a priori mais a posteriori. La raison est un instrument sophistique qu'on fait fonctionner après avoir eu des émotions, des sensations, des expériences.

Êtes-vous définitivement athée?

M. O.: Il y a des athées qui sont dans la quête de Dieu, comme Claudel ou Frossard, qui ont eu une soudaine révélation, et d'autres qui sont à l'abri de cela - même si tout peut arriver. Moi, je n'ai pas de désir de Dieu.

F.-O. G.: Je ne suis pas d'accord. Frossard, que j'ai bien connu, ne cherchait pas Dieu avant de le trouver. C'était un personnage ricanant, ironique. La foi pourrait te tomber dessus, comme à Frossard, qui était hyperrationnel!

Michel Onfray, la joie dont parlent les mystiques qu'affectionne Franz-Olivier Giesbert ne vous fait-elle pas envie?

M. O.: Pour tout vous dire, et c'est un scoop, j'aurais aimé être moine. Consacrer ma vie à mes idées, ça m'aurait plu. Et je n'aurais pas voulu être moine dans un ordre laxiste, non, mais dans un monastère où l'on ne voit ni ne parle à personne. Il n'y avait qu'un obstacle à cette vocation, c'est que je n'avais pas la foi… Mais, d'une certaine façon, je ne suis pas loin de mener cette vie-là. Je me lève pour me mettre à mon bureau, travailler, puis prêcher, faire des sermons!

Michel Onfray, vous écrivez que Camus est «un homme bien». C'est quoi, un homme bien?

F.-O. G : C'est une personne, comme Camus, qui a des valeurs et des scrupules, et l'humilité de reconnaître qu'il s'est trompé, comme lors de son différend avec Mauriac au sujet du pardon et de la justice après la guerre. En fait, Camus a des qualités assez chrétiennes.

M. O.: Un homme bien a des valeurs et construit sa vie sur ces valeurs. Il vit sa pensée et pense sa vie, essaie d'éclairer l'une par l'autre. On affine la théorie par la pratique et la pratique par la théorie. Si l'on constate qu'il y a des difficultés dans la pratique, on revoit la théorie. C'est un homme qui fait le bien. Le bien, le mal ne sont pas des inventions chrétiennes. Il y a un bien et un mal universels.

Franz-Olivier Giesbert conclut son livre sur ce mot de Thérèse de Lisieux: «Je choisis tout.» Ne rejoint-il pas votre credo qui est de «vivre sans rien refuser de la vie»?

M. O.: Si vous me demandiez à l'aveugle qui a écrit cette phrase-là, je vous dirais qu'elle peut être de Nietzsche!

Michel Onfray, vous vous sentez très proche de Camus. Vous écrivez à son sujet: «Il n'est pas contre l'État, il s'en moque et invite moins à agir contre lui que pour autre chose.» Cela ressemble quand même beaucoup au «Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu»?

M. O.: Je suis d'accord. Je défendrais Jésus car Jésus n'est pas le Christ. Je n'ai rien contre Jésus, il est plutôt sympathique, une espèce de bouddhiste à sa manière qui prêche douceur et fraternité.

F.-O. G.: La révolte aussi! Contre les pharisiens, contre les riches. C'est un «indigné », Jésus. Il n'est pas révolutionnaire, mais c'est un résistant. Tandis que le bouddhiste se fiche de l'ordre établi.

Franz-Olivier Giesbert, vous déplorez la tiédeur des catholiques. Michel Onfray, vous les traitez d'illuminés. Qu'attendez-vous l'un et l'autre des chrétiens?

F.-O. G.: Comme Camus, j'attends qu'ils parlent d'une voix forte et claire sur tous les sujets d'actualité. N'ayez pas peur! L'Église ne joue pas son rôle dans la société, elle est absente. On a envie d'une Église d'illuminés, d'indignés. On en rêve. Je me sentirais plus chrétien si je trouvais une Église plus vivante.

M. O. : J'attends des chrétiens qu'ils soient vraiment des disciples de Jésus. Pas qu'ils le professent, mais qu'ils pratiquent les vertus qu'ils enseignent: le pardon des péchés, l'amour du prochain, le désintérêt des choses matérielles. Ce que dit Franz me donne envie de relire les Évangiles. Il a raison. Jésus a une façon de dire: ne collaborez pas.

Le Pape a invité récemment les catholiques à dialoguer avec les non-croyants. Qu'en dites-vous?

M. O. : Le Vatican a fait savoir qu'il fallait dialoguer avec les incroyants mais pas avec les athées de mauvaise foi, et m'a cité en exemple! De toute façon, je ne crois pas au dialogue. Reste que ce pape est un vrai intellectuel et un mystique. Son livre sur Jésus est un traité d'herméneutique haut de gamme. C'est vraiment culotté lorsqu'on est pape de lâcher deux volumes en disant: voilà, pour moi, Jésus, c'est ça.

Si Benoît XVI vous invitait à dialoguer avec lui, que diriez-vous?

M. O.: L'hypothèse est improbable. Mais je crois que j'accepterais.

Propos recueillis par Astrid de Larminat
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5 janvier 2012 4 05 /01 /janvier /2012 09:22

 

Couvpoint

 

Dans Le Point du 05.01.2012, un dossier complet est consacré à Camus par OnfrayLephilosophe qui ne s'est jamais trompéComment Sartre a tenté de le tuer ainsi que des extraits de la biographie L'ordre libertaire.


                      
«La tentative d'assassinat de Sartre contre Camus»

par Michel Onfray


algerMO

"Si, d'une certaine manière, le XXe siècle fut bien celui de Sartre, c'est que l'auteur de La nausée avait décidé qu'il en serait ainsi et qu'il ne s'est rien interdit pour parvenir à ses fins. Dans sa stratégie pour conquérir le pouvoir intellectuel en France et assurer sa domination, il ne recula devant rien. La fortune libéra Sartre de concurrences qui auraient été terribles : Nizan lui simplifia la vie en mourant au combat à Dunkerque an 1940, Politzer fit de même en résistant dès 1940 et en succombant sous les balles nazies au Mont Valérien en 1942. Camus eut finalement le bon goût de disparaître dans un accident de voiture en 1960 et Merleau-Ponty de succomber à un infarctus l'année suivante. Quant à Raymond Aron, il comptait pour rien puisqu'il avait rejoint le camp  de la droite. Un boulevard s'ouvrait alors pour l'impétrant...

Camus fut un adversaire philosophique terrible et Sartre a lâché les chiens contre lui. Sartre n'a rien compris à la politique : il n'a rien vu de la montée du nazisme, bien que vivant en Allemagne ; en 1933, il profite d'une offre faite par les fascistes italiens pour partir en vacances en compagnie de Beauvoir avec des billets à prix réduits ; il passe à côté de la Résistance ; il publie dans Comoedia, un journal collaborationniste, en 1941 et en 1944 ; il pistonne Beauvoir à Radio Vichy, où elle travaille, etc.

Pendant ce temps, Camus souhaite s'engager dans les troupes françaises dès 1939 - on le refuse à cause de sa tuberculose. A Oran, il donne des cours à des enfants juifs interdits de scolarité par le régime de Vichy. Il entre dans la Résistance, publie dans des revues clandestines, dirige un journal interdit, y écrit des articles. On comprend qu'après guerre ce trajet impeccable puisse gêner Sartre dans son entreprise de domination du champ intellectuel parisien - donc français.

La déconsidération du travail et des idées de Camus sera donc la règle. Sartre et les siensfournissent l'argumentaire : incapable de comprendre les philosophes , Camus serait un lecteur de seconde main, un penseur de la droite et de la bourgeoisie, le porteur d'eau des petits Blancs et des pieds-noirs Dès lors il devient un philosophe pour classes de terminale, selon l'expression de Jean-Jacques Brochier, un pamphlétaire plus spécialiste en gibier, chasse, tabac et vins de Bourgogne qu'en phénoménologie Le même Brochier en fait un pétainiste (BHL lui emboîte le pas dans son Siècle de Sartre, pages 420-421) ou un disciple du contre-révolutionnaire catholique Joseph de Maistre !


Équations sartriennes

Ce qu'il est convenu d'appeler la guerre d'Algérie va fournir à Sartre et aux siens l'occasion de la déconsidération la plus brutale. L'homme des Mains sales, qui est passé à côté de l'Histoire, entend bien, cette fois-ci, ne pas la manquer. Il suffit donc de reporter le schéma occupation/collaboration/résistance/libération/épuration sur les événements algériens pour devenir résistant à peu de frais. Les nazis occupaient la France ? Comme les Français occupent l'Algérie... Certains Français collaboraient avec l'ennemi ? Comme les Blancs collaborent avec le régime colonial. D'autres résistaient ? Comme les militants du FLN... Paris s'est trouvé un jour libéré de la tyrannie de l'occupant ? Comme Alger le sera de la tyrannie française... Dès lors, l'équation Français en Algérie égale nazis en France devient un concept opératoire à Saint-Germain-des-Prés. Sartre fut donc le Jean Moulin de l'Algérie ; Camus, son Brasillach. CQFD ! 

L'École normale supérieure habitue à négliger le réel au profit des idées, des concepts, des abstractions dont elle jouit sans retenue. Elle formate ses petits soldats à jongler avec les mots sans se soucier des effets concrets induits. L'armée française assimilée aux SS du national-socialisme, voilà qui permettait un bel effet sophistique et rhétorique - mais c'était une erreur morale en même temps qu'une faute historique. La légende était créée. Nous en sommes encore là.

Personne n'a autant aimé l'Algérie qu'Albert Camus, dont c'était la terre natale. C'était aussi celle de sa famille depuis 1830. Il n'a jamais soutenu le régime colonial, il l'a même clairement attaqué à l'époque où Sartre ne sait même pas qu'il existe ! En 1935, à Alger, il entre au Parti communiste pour rester fidèle à son milieu, mais aussi parce qu'à l'époque le PC campe sur une ligne anticolonialiste, antifasciste et antimilitariste. Lorsque, pour des raisons stratégiques, le PCF change de ligne et remise l'anticolonialisme au nom de l'antifascisme, Camus, fidèle à ses idées, quitte un PC infidèle à sa ligne. Nous sommes en 1937.

Cette même année, il soutient la cause arabe en prenant fait et cause pour le projet Blum-Viollette issu du Front populaire. Ce projet propose aux populations musulmanes algériennes une égalité citoyenne avec les Français du continent. Camus défend ce projet et travaille à Alger républicain, un journal créé pour défendre ce combat. Il tient la rubrique judiciaire et rend compte de procès dans lesquels l'horreur colonialiste prend une place majeure : il prend sans cesse le parti des ouvriers, des travailleurs, des employés, des victimes du système colonial. Il critique ouvertement le Code de l'indigénat dans un texte intitulé Contre l'impérialisme, le 25 avril 1939.

En même temps qu'il gagne sa vie comme journaliste, il crée le théâtre du Travail en 1936, puis le théâtre de l'Équipe : il y écrit avec ses amis Révolte dans les Asturies, une pièce célébrant la révolution libertaire espagnole et critiquant le régime franquiste. Il souhaite mettre à disposition du petit peuple algérois les grands textes du répertoire classique. Il dira plus tard avoir appris l'essentiel de ce qu'il sait sur les planches de ce théâtre - ainsi que sur l'herbe du terrain de foot algérois du RUA. 

Lors de l'inauguration de la maison de la culture, il tient un discours qui donne à l'Algérie une place culturelle que personne ne lui a jamais donnée - et que personne ne lui a donnée depuis. Camus pense en effet qu'en matière d'histoire universelle l'Algérie peut fournir un remède au nihilisme de l'époque. En nietzschéen qu'il est, il souscrit au diagnostic posé par le philosophe allemand d'un nihilisme européen et il propose un remède algérien. Voilà sa première célébration de l'Algérie - elle est massive.

 

Célébrations

Il faut lire La culture indigène. La nouvelle culture méditerranéenne. Ce texte sert à une allocution, le 8 février 1937. Que dit Camus ? Que la grandeur de cette culture n'est plus à démontrer et qu'elle doit vivifier une Europe fatiguée. Camus prend soin de récuser un nationalisme du soleil tel que Maurras le défend. Il veut que le dionysisme algérien contrarie l'apollinisme européen : autrement dit, que le goût de la vie, de la nature, du soleil, de la mer, du plaisir à être qui caractérise la Méditerranée en général, et l'Algérie en particulier, abolisse le goût de la mort, la passion pour l'intellectualisme, le tropisme de la cérébralité chers aux Européens. Camus veut un Nietzsche solaire contre un Hegel nocturne, il sait que l'Algérie est la patrie de ce Nietzsche solaire. Noces à Tipasa constitue le manifeste de cette pensée hédoniste, solaire, nietzschéenne. "Tipasa" y apparaît comme un concept en même temps qu'un personnage conceptuel. 

Camus propose une deuxième célébration de l'Algérie et met son pays de nouveau au centre d'une révolution politique possible. En 1939, il publie une série d'articles dans Alger républicain sous le titre "Misère de la Kabylie". Il dénonce la surpopulation, la misère, le froid, la faim, l'exploitation, la mortalité infantile, le chômage, les salaires misérables, la durée du travail, l'illettrisme, l'esclavage, le travail des enfants... Il écrit : ce régime "est un régime colonial" - il l'accable.

Camus ne se contente pas d'être négatif : il propose également une issue : "le douar-commune", autrement dit une formule du communalisme libertaire. Camus propose l'autogestion des Kabyles par eux-mêmes, pour eux-mêmes. Le douar-commune est l'émanation de la volonté des gens du village qui éliront leurs représentants à la proportionnelle. Le président révocable sera élu par son conseil. Ces douars-communes devront se fédérer. Camus propose une solution proudhonienne qui réactive la coopération, la mutualisation, la fédération contre le pouvoir centralisateur hérité de 1793 - le modèle de Sartre. Ce qu'il veut ? "Une petite république fédérative inspirée des principes d'une démocratie vraiment profonde."

Camus défend la même idée lors des événements d'Algérie. Cette troisième célébration de l'Algérie récuse l'enfermement sartrien. Loin d'Alger, à Saint-Germain-des-Prés, Sartre pense les choses en termes binaires : les Blancs sont tous colons, exploiteurs, esclavagistes, fascistes, dominateurs ; les musulmans, tous colonisés, exploités, esclaves, martyrs, dominés. D'un côté, les bourreaux ; de l'autre, les victimes. Ici, les salauds ; là, les héros. Ne pas choisir le camp de l'un, c'est faire partie du camp de l'autre. Sur le papier, la chose est terrible ; dans les faits, cette fiction conceptuelle entraîne des massacres sans nom de part et d'autre.

 

"Condamnés à vivre ensemble"

Parce qu'il connaît l'Algérie et que son père, blanc, était ouvrier agricole et sa mère, blanche, femme de ménage, tous deux exploités par les colons richissimes, arrogants et suffisants, il sait que le problème est plus complexe que ne l'imagine un intellectuel dans son bureau parisien. Le colonialisme est à abattre, pas les Blancs parce qu'ils sont blancs. L'origine européenne n'a pas à être pensée comme un péché originel que les descendants devraient expier éternellement : Camus n'a pas choisi, voulu, décidé, contribué à la colonisation de l'Algérie. Et, la plupart du temps, les colons furent - le sait-on ? - des pauvres, des miséreux, des quarante-huitards exilés par le pouvoir parisien, des orphelins ou des mendiants récupérés par la police, qui remplissait les bateaux de ces émigrés qui n'avaient rien du conquérant tel qu'on le représente dans les romans... 

Camus écrit : "Quatre-vingts pour cent des Français d'Algérie ne sont pas des colons, mais des salariés ou des commerçants" (Actuelles III. Chroniques algériennes, 1939-1958, OEuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. IV, p. 359). Mais, à Paris, dans les salons, on n'a que faire de l'Histoire, de la sociologie et de la vérité, on déclare de façon péremptoire que le Blanc essentialisé est l'ennemi à abattre et à égorger, comme y invite Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre. 

Camus reconnaît les torts des gouvernements français successifs : ce sont moins les Français comme tels que les gouvernements français qui, depuis des années, n'entendent pas les souffrances algériennes pourtant dénoncées par ses soins depuis vingt années qu'il publie dans la presse : la France est coupable d'avoir sabordé le projet Blum-Viollette ; la France est coupable d'avoir fait la sourde oreille aux cris de misère et de pauvreté venus d'Algérie ; la France est coupable de la répression de Sétif ; la France est coupable d'avoir censuré la presse sur ces massacres dans le Constantinois ; la France est coupable d'avoir profité économiquement de ces territoires d'outre-mer ; la France est coupable d'avoir entretenu un régime de citoyenneté à deux vitesses en Algérie ; la France est coupable de ne pas avoir investi dans des écoles dans les endroits les plus inaccessibles de l'Algérie ; la France est coupable d'avoir considéré comme des esclaves les ouvriers immigrés venus si souvent de Kabylie ; la France est coupable d'avoir fait fonctionner une justice de classe sur la terre algérienne ; la France est coupable d'avoir oublié que, à trois reprises en trente années, les Algériens ont combattu aux côtés des soldats de la métropole - 1914-1918, 1939-1945 et Indochine -, voilà pourquoi "une grande, une éclatante réparation doit être faite, selon moi, écrit-il, au peuple arabe. Mais par la France tout entière, et non avec le sang des Français d'Algérie"(ibidem, p. 361). Dans L'Express du 21 octobre 1955, Camus parle du "juste procès, fait enfin chez nous à la politique de colonisation"(ibidem, p. 359). C'était clair... 

L'Algérie, à cette époque, c'est 10 millions d'habitants : 9 millions d'Arabes musulmans, 1 million d'Européens. Mais c'est surtout une mosaïque de langues, de peuples, de nations, de religions : des Kabyles, des Mozabites, des Berbères, des Touareg, des Européens, des Grecs, des Turcs, des Espagnols, des Méditerranéens, des juifs, des chrétiens, des musulmans, des animistes, une trentaine de langues - voilà le cosmopolitisme de ce peuple n'ayant jamais fait nation. Camus conclut : "Nous sommes condamnés à vivre ensemble" (ibidem, p. 353). Dès lors, que faire ?

 

Pas d'indignations sélectives

D'abord, négativement, refuser toute solution violente. Contrairement à ce qui s'est écrit chez les sartriens, Camus n'a pas refusé de critiquer la torture pratiquée par l'armée française. Dans Actuelles III, il écrit : "Celle-ci a peut-être permis de retrouver trente bombes au prix d'un certain honneur, mais elle a suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs, feront mourir plus d'innocents encore"(ibidem, p. 299). Pouvait-il être plus clair ? En face, Sartre et les siens critiquaient la torture, bien sûr, mais uniquement quand elle était pratiquée par la soldatesque du continent : l'égorgement, la mutilation, la torture pratiqués par le FLN n'étaient pas critiqués, mais célébrés, entretenus, présentés comme légitimes, justes, éthiques même puisque politiquement inscrits dans le sens de l'Histoire ! 

Au contraire de Sartre, Camus n'eut jamais d'indignations sélectives en célébrant les assassinats, les morts, les bombes, les camps, pourvu que cette négativité se répande au nom du marxisme. Sur la question algérienne, il a critiqué le massacre des Européens de Sétif et la terrible répression gaulliste des populations algériennes, il a récusé la torture pratiquée par les généraux français et la barbarie de la guérilla du FLN, il a renvoyé dos à dos l'usage de la gégène tricolore et la pose des bombes dans les cafés pour tuer des enfants et des innocents, il a condamné l'usage de l'arsenal militaire continental contre les civils et les égorgements de masse - à Melouza par exemple, un Oradour-sur-Glane où le Front de libération national a massacré plus de 300 personnes, soit tout un village coupable de sympathie pour un autre mouvement indépendantiste algérien, le Mouvement de libération national. En Algérie, la seule opposition entre FLN et MLN fera 10 000 morts, des musulmans bien sûr ; le terrorisme fera quant à lui 20 000 morts... 

Camus joue son rôle de philosophe qui est d'éviter les guerres, le sang versé, le terrorisme, la justification des victimes innocentes, le meurtre des enfants, des femmes et des vieillards - Sartre pensait quant à lui qu'on pouvait légitimer la mort des autres au nom de ses idées à partir de son bureau à Saint-Germain-des-Prés... Camus a oeuvré pour la paix, ouvertement en écrivant pour elle, en appelant à une trêve civile le 22 janvier 1956, en se rendant sur place, au mépris des risques encourus pour sa vie ; mais aussi secrètement, discrètement : le farouche opposant à la peine de mort qu'il est a défendu près de cent cinquante dossiers de militants du FLN (qui recouraient au terrorisme) pour leur éviter la peine de mort - un certain garde des Sceaux de l'époque refusait les grâces, il s'appelait François Mitterrand. 

Mais on a oublié que Camus a également oeuvré positivement dans cette période de sa vie en proposant des solutions politiques très concrètes pour sortir de cette terrible épreuve. Il suffisait de le lire : Actuelles III rassemble tous les textes de cette positivité libertaire. À la sortie de la guerre, Camus, socialiste libertaire, souhaite la fin des nations, l'abolition des frontières, une fédération de pays en Europe, puis un parlement mondial, obtenu par des élections mondiales, susceptible de rendre possible un gouvernement mondial. Cette solution fédéraliste, c'est celle qu'il propose pour sortir de la guerre en Algérie. Camus écrit : "En Afrique du Nord comme en France, nous avons à inventer de nouvelles formules et à rajeunir nos méthodes si nous voulons que l'avenir ait encore un sens pour nous" (ibidem, p. 339).

 

"Ma mère avant la justice"

Et cette formule, c'est le fédéralisme de type proudhonien qui permet à chacun, quelles que soient son origine, sa religion, sa couleur de peau, sa langue, de vivre avec son voisin - et non contre lui... Camus donne les lignes de force de ce projet politique avec des détails sur les modalités de l'élection, le fonctionnement des chambres, la répartition des pouvoirs : elles constituaient un canevas à partir duquel, fidèle à son souhait de jeunesse, l'Algérie pourrait, fédérée avec la France, constituer d'autres fédérations. À partir de l'Algérie, par capillarité, via la métropole, puis le Maghreb et l'Afrique, puis l'Europe fédérée et fédérale, Camus boucle son projet politique : un monde sans frontières nationales et nationalistes, mais avec des contrats, des fédérations, des coopérations, des mutualisations - tout l'arsenal proudhonien... 

De part et d'autre, les belligérants entretenaient la violence la plus déchaînée. Camus décida de se taire après avoir constaté que sa formule pacifique et antiautoritaire n'avait plus aucune chance de succès. On connaît l'histoire de l'étudiant qui, lors des manifestations afférentes au Prix Nobel, provoqua Camus en lui reprochant de ne rien faire pour l'Algérie - c'était mal connaître son trajet intellectuel depuis 1935... Il répond que son silence n'était pas renoncement, qu'il agit discrètement, mais n'a pas à le faire savoir, qu'il répugne à donner ce genre de détail, qu'il condamne le terrorisme aveugle déchaîné dans les rues d'Alger où vit sa mère qui emprunte tous les jours des trajets sur lesquels des bombes peuvent exploser. Puis il conclut : "Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice."

 

Se taire 

Bien sûr, il fallait entendre qu'entre la justice révolutionnaire qui, sur le principe hégélien, réalise ici et maintenant l'injustice sous prétexte de précipiter l'avènement de la justice demain, et sa mère, qui pouvait faire les frais des délires dialectiques du FLN, il choisissait la justice qui n'a pas besoin de l'injustice pour se réaliser. Mais l'occasion était trop bonne de faire payer à cet homme au trajet impeccable ses succès, sa réussite, sa droiture. Beuve-Méry, le patron du journal Le Monde qui fut vichyste, s'écrie : "J'étais tout à fait certain que Camus dirait des conneries !"

Dès lors, Camus, qui a passé sa vie à combattre pour la justice va se faire détruire : pour la presse déchaînée, Camus serait insoucieux de la justice et tout à la défense des petits Blancs d'Algérie, une thèse que Beauvoir reprend dans La force des choses, l'un de ses volumes de Mémoires, le lieu de fabrication par excellence de la légende sartrienne. Devant le tollé des lecteurs, le journal demande un entretien, un rectificatif. Camus refuse de manquer à sa parole : il avait dit qu'il se tairait sur ce sujet, il veut continuer à se taire. 

Épilogue : l'Algérie fut indépendante, on le sait, en 1962. Dans la foulée, il y eut entre 100 000 et 150 000 harkis assassinés, torturés, massacrés, enterrés dans des fosses communes. Un million d'Européens ont dû tout abandonner pour découvrir un continent qu'ils ne connaissaient pas. La guerre a fait 300 000 morts. 20 000 civils européens et algériens ont été tués. 

Le jeune homme de Stockholm ayant agressé Camus a lu ses livres et a été subjugué par leur justesse. Il a souhaité le rencontrer : il ne put que porter des fleurs au cimetière de Lourmarin, où Camus avait été enterré début janvier 1960.

Qui aura le plus et le mieux aimé l'Algérie et les Algériens que Camus qui, dès les années 30, voulait faire de ce pays un modèle libertaire, solaire, dionysiaque, joyeux, pour une Europe qui en aurait été revivifiée et qui aurait, à son tour, porté haut les valeurs de la vie ? Camus pensait Alger comme une source de vie dans un monde nihiliste voué à la pulsion de mort : il souhaitait que la grande santé algérienne guérisse le vieux monde épuisé - mais c'est le vieux monde qui a épuisé l'Algérie. L'idée camusienne reste d'actualité : l'Algérie peut encore vouloir la vie dans un monde qui l'aime si peu. Tipasa peut encore donner des leçons. Qui sait ?"

Michel Onfray 

                                                                                                           

 Constance - Ewa                                                                                                                    


 

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1 janvier 2012 7 01 /01 /janvier /2012 14:51

  
      camus-marianne

Cette semaine, l'hebdomadaire Marianne N°767  titre sur le nouveau livre de Michel Onfray à paraître le 04.01.2012 et consacré à Camus, par Le vrai Camus : le livre événement de Michel Onfray, d'Aude Lancelin.

"Michel Onfray sort la légende Albert Camus de la naphtaline. Il redonne à l'écrivain préféré des français toute sa force : anarchiste, anticolonialiste de la première heure et penseur subversif."



 

Onfray liège têteMichel Onfray  donne également une interview à  Aude Lancelin , où il évoque "ce qui le touche chez Albert Camus et les raisons de l‘exceptionnelle lucidité de ce dernier." 

 « La qualité du personnage m'a ébloui...»


Marianne : La popularité de Camus est immense aujourd'hui. Comment l'expliquez-vous ?
Michel Onfray : Je veux croire que toute une génération nouvelle, qui n'a pas été formatée par le logiciel de pensée des années 70, peut enfin se mettre à voir Camus comme il était et non comme Sartre le montrait. Moi-même, je dois dire qu'en commençant à travailler sur lui j'ai été ébloui par la qualité du personnage.  
Dans le sillage des nouveaux philosophes, on avait pu observer un certain retour à Camus. Mais c’était un Camus social-démocrate. Au nom de l'antimarxisme, on a longtemps interdit d'existence en France toute la gauche non libérale. Nous en payons d'ailleurs les conséquences aujourd'hui, avec le phénomène Le Pen notamment. Camus apporte au contraire la démonstration qu'il y avait une chose libertaire, autogestionnaire, conseilliste, et qu'on l'a bâillonnée.


Marianne : Une gauche qui n'est toujours pas représentée politiquement aujourd'hui...
M.O. : Absolument. Et des raisons historiques, Camus en donne d'autres encore. Toute la gauche communarde a été décapitée. Le proudhonisme a été calomnié par Marx, et la révolution russe est venue terminer le travail, barrant définitivement l'accès à la tradition anarchiste. 
De même qu’on a longtemps pensé Camus au filtre de Sartre, on continue aujourd’hui à penser Proudhon au filtre de Marx.

 

Marianne : Sur l’Algérie aussi, la calomnie d’un Camus redevenu pied-noir réactionnaire au contact de la guerre a longtemps vécu. Comment envisagerait-il aujourd’hui la percée politique de l’islam dans toute l’Afrique du Nord?

M.O. : Il ne serait pas surpris une seconde. Il faut vraiment être BHL pour croire que la fin d’une dictature signe de facto l’avènement de la démocratie. Quand on abat un tyran, on crée une anarchie au sens sauvage du terme. L’islam est en pleine forme civilisationnelle, tandis que l’Occident montre tant de signes de décadence, d’épuisement. Leur religion est vivante. Les nôtres sont mortes. Même nos catholiques ne croient plus à l’enfer ou à l’immortalité de l’âme. Les musulmans ont donc une supériorité ontologique totale. Et quand on a ça, on obtient tôt ou tard la supériorité politique. Camus, lui, considérait que la colonisation n’aurait jamais dû avoir lieu, mais il savait tout autant qu’avec le FLN on allait quitter un impérialisme pour un autre. Il savait très bien aussi qu’il faudrait compter avec le panarabisme. D’ailleurs Simone de Beauvoir lui a donné rétrospectivement raison sur l’Algérie dans Tout compte fait (1972).


Marianne : Pendant ses trente années de vie publique, il aura été d'une rare clairvoyance... Aucun faux pas. Philosophiquement, qu'est-ce qui lui donne à vos yeux cette sûreté ?
M.O. : Sa fidélité à ce que Sartre aurait appelé un "projet originaire". Sa fidélité à ses parents, à son milieu, aux gens dont il vient. Le projet originaire de Sartre, lui, c’était d’être célèbre, il ne s’en est jamais  caché. « Spinoza ou Stendhal », écrit-il dans les Mots, où on le voit naître avec une cuillère conceptuelle dans la bouche. Camus, lui, est dans une viscéralité. Il ne supporte pas l'injustice. Il ne supporte pas la domination, l'exploitation, le pouvoir. 
Quand on est viscéral comme ça, on n’a pas le choix, donc le cap est toujours bon. Quand on est dans la construction d’une carrière, en revanche, quand on raisonne en se disant « ça, je le ferais bien, mais faut pas le faire, ça, en revanche, ça peut m’être utile », etc., eh bien on a forcément un jour ou l’autre à répondre de choses pas terribles. Sartre n’a cessé d’écrire sa biographie de son vivant. Pas Camus.


Marianne : Comme vous le montrez très bien dans le livre, pour Camus, il n'y a pas de "héros" ou de "salauds" en soi... Il ne faudrait donc pas non plus en faire une espèce de saint. Y-a-t-il des points sur lesquels vous vous distanciez de lui ?
M.O. : Je n'ai rien trouvé qui me déplaise chez lui. En revanche, j'ai pu ne pas me sentir en phase parfois. Avec sa fragilité psychique notamment. Il n'avait pas le cuir assez dur, je pense. Il a passé trop de temps à répondre aux attaques, à s'expliquer, à justifier. Chez lui, il y a réellemnt un fonds très sombre, une culpabilité, un pessimisme radical qui ne sont pas les miens. Mais son sentiment d'illégitimité constant, en revanche, je le comprends. C'est un tel cadeau, une telle grâce d'avoir des lecteurs. En ce moment, à Caen, il y a à peu près 1 000 personnes qui suivent mon cours sur Politzer. Eh bien, chaque fois que j'entre dans l'amphi, je vérifie encore qu'il y a du monde.

 

__________________________________

 

A lire également, Camus ne m'a jamais vraiment bouleversé par Alain Badiou, Le sartrien que je suis souffre d'admettre qu'en politique Camus a toujours raison par Bernard-Henri Lévy, ainsi qu'un papier de Laurent Binet intitulé Camus : le malentendu, très intéressant parallèle avec Cioran.

 

Constance - Ewa       


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  • Le blog de 4 amis réunis autour de la philosophie de Michel Onfray qui discutaient de la philosophie, littérature, art, politique, sexe, gastronomie et de la vie. Le blog a élargi son profil depuis avril 2012, et il est administré par Ewa et Marc
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